Sujet explosif dans le secteur du BTP, le recours temporaire à des travailleurs venus d'un autre pays a révélé les profonds dysfonctionnements du marché du travail européen, creuset de fraudes notamment sur les chantiers. 
Le vote d'une directive, entérinée le 16 avril dernier au parlement européen, répond en partie au problème. Toutefois, "tout n'est pas réglé" nous affirme Pervenche Berès, présidente de la délégation socialiste française au Parlement européen. Interview.

Batiactu : Alors que la France vient de durcir sa législation sur le dossier sensible des travailleurs détachés, le vote d'une directive à l'échelle des 28 Etats membres répond-elle au problème ?
Pervenche Berès :
Nous revenons de très loin sur ce sujet sensible en particulier dans le secteur du BTP. Franchement, tout le monde sait qu'il existe un grand écart dans quelques secteurs, et celui de la construction est en première ligne.

 

Depuis 2009, la gauche européenne a été la seule à vouloir amender cette directive. En adoptant, à la veille des élections européennes, une directive visant à faire appliquer la législation relative aux travailleurs détachés, l'Europe a envoyé un premier message clair : on ne tolère ni la fraude ni les abus au détriment des travailleurs détachés, ni aucune autre forme de dumping social. Et l'on peut se réjouir que la France ait vite réagi et renforcé le volet européen en votant, en juin dernier au Parlement, la loi 'visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale'. A l'arrivée, il faut croire qu'une véritable étape a été franchie, qui donne un sens nouveau à la directive. Ces batailles-là sont, en effet, importantes car il a fallu jouer fin !

 

Batiactu : Pourquoi le travail détaché est un élément central de la construction européenne ?
Pervenche Berès :
Les travailleurs détachés sont des travailleurs d'un pays membre de l'UE envoyés provisoirement par leur employeur dans un autre pays. Entre 2000 et 2011, en France, leur nombre a été multiplié par 20. Il y aurait aujourd'hui 1,5 million de travailleurs détachés dans l'Union Européenne, dont 220.000 en France. Dans notre pays, ils sont Polonais (19%), Portugais (11%), Roumains (9%), mais aussi Allemands, Espagnols, Italiens… Ils travaillent effectivement dans le BTP.

 

Les libertés de circulation et de prestation de service sont souvent perçues comme un vecteur de concurrence, qui tireraient vers le bas les protections sociales des travailleurs. En réalité, elles s'accompagnent depuis longtemps de garanties contre le dumping social. Pour rappel : depuis 1996, le droit européen impose aux entreprises d'appliquer la réglementation sociale du pays où elles effectuent la prestation. Par conséquent, un travailleur roumain ou bulgare en France doit être payé au SMIC français et bénéficie des mesures françaises en matière de santé et de sécurité au travail.
Seules les cotisations sociales restent régies par le droit du pays d'origine.

 

Ces protections, qui visaient à répondre à l'intégration de l'Espagne, de la Grèce et du Portugal, sont toutefois inadaptées à la réalité européenne d'aujourd'hui. En effet, l'élargissement de 2004, la jurisprudence de la Cour de justice européenne qui a systématiquement fait prévaloir la loi du marché intérieur sur le droit social et la crise ont changé fortement la donne, en instaurant un rapport de force défavorable aux travailleurs. Les fraudes sont devenues importantes et le contrôle difficile, souvent, notamment dans le secteur de la construction, car elles font apparaître une cascade de sous-traitants. De plus, si les conditions de travail sont les conditions minimales définies par le pays d'accueil, nombre de pays n'ont toujours pas de salaire minimum interprofessionnel. Enfin, les conditions d'hébergement des travailleurs détachés peuvent être dramatiques.

 

Batiactu : En matière de droit du travail, peut-on alors croire à une grande réforme sociale européenne ?
Pervenche Berès :
L'harmonisation complète des droits du travail nationaux est hors de portée, et pourrait conduire à une diminution du niveau de protection lié au droit du travail français. Mais, le droit européen pour empêcher vraiment la concurrence déloyale et protéger les spécificités nationales, y compris la nôtre, doit absolument évoluer.

 

Batiactu : Quels sont les bons et les mauvais élèves dans le cadre de cette directive ?
Pervenche Berès :
Pendant la négociation qui vient d'avoir lieu, on peut citer parmi les "mauvais élèves" : le Royaume-Uni ou la Hongrie. Ce premier a pourtant tout à gagner à appliquer cette directive, il est resté figé dans un dogme néolibéral et dans une position de refus de principe d'intervention de l'Union européenne dans le domaine social. Les gouvernements français et allemand sont parvenus à convaincre la Pologne, le plus grand des nouveaux Etats membres : grâce à une proposition réformiste cohérente, loin des discours stridents des extrêmes de droite et de gauche sur recours aux travailleurs détachés. Ils l'ont fait en faisant la démonstration que sans lutte contre les abus et les détournements de la directive sur les travailleurs détachés, c'est la libre circulation des travailleurs qui risquait d'être menacée. C'est en soi un exploit et un symbole même si le Parlement européen voulait aller plus loin.
C'est pourquoi le combat pour de nouvelles avancées de l'Europe sociale doit évidemment continuer. J'ai notamment proposé de réviser la directive de 1996 (Ndlr : Directive 96/71/CE) pour qu'elle inclut les conventions collectives de branche même lorsqu'elles ne sont pas généralisées, afin d'éviter que des entreprises n'utilisent abusivement le détachement des travailleurs pour les contourner.

 

 

Batiactu : L'un des engagements pris par Jean-Claude Juncker, tout juste élu le 15 juillet 2004 à la présidence de la Commission européenne, est de s'engager à procéder à une "révision ciblée de la directive pour répondre aux exigences du groupe socialiste". Qu'en pensez-vous ?
Pervenche Berès :
Le président de la future Commission a reconnu devant le groupe socialiste au Parlement européen que : "Dans l'UE, le principe 'à travail égal, droit égal' devait s'appliquer". Dans le même temps, il a affirmé que pour ce qui est de la libre circulation des travailleurs, qui constitue "une chance et non pas une menace", les règles ne changeront pas. Cela nécessite donc une réouverture de la directive détachement des travailleurs elle-même, sans se contenter, comme on l'a fait dans une première étape, d'une directive d'interprétation. Pour lutter vraiment contre le dumping social, il faut instaurer un salaire minimum dans chaque État membre autour d'un pourcentage du niveau de pauvreté, mettre en place un corps volant d'inspecteur du travail, étendre les droits syndicaux...

 

Batiactu : Comment pensez-vous réduire les imbroglios juridiques sur des chantiers de grande envergure comme celui de l'EPR de Flamanville, par exemple ?
Pervenche Berès :
Ce renvoi de Bouygues et des sociétés Atlanco et Elco devant le tribunal correctionnel pour travail dissimulé n'est donc que justice. J'ai conduit, le 1er juillet 2011, une délégation d'eurodéputés sur le chantier de l'EPR de Flamanville afin d'enquêter sur les conditions de travail des salariés détachés. Sur place, nous avions quasiment trouvé un exemple d'esclavage moderne, véritable laboratoire européen du travail illégal. Déjà condamné pour homicide involontaire, le groupe Bouygues doit désormais répondre de plusieurs charges : emploi de salariés étrangers sans titre, prêts illicites de main-d'œuvre, travail dissimulé et marchandage. À la lumière de ce précédent, je souhaite que des missions parlementaires se poursuivent sur les chantiers de grande envergure comme ceux du canal Rhin-Rhône ou du Lyon-Turin. D'ailleurs, le BTP a tout intérêt à redevenir l'élève exemplaire, même s'il faut reconnaître un effort important des fédérations professionnelles et de leur propre intérêt à la lutte contre les abus.

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