INTERVIEW EXCLUSIVE - Alors que la construction d'immeubles en bois de plus en plus haut est annoncée, le professeur José Luis Torero, un expert international de la sécurité incendie, s'interroge sur les travaux qui sont menés en France sur cette problématique. Il livre son sentiment à Batiactu.

Batiactu : Professeur Torero, construire des immeubles de grande hauteur (IGH) en bois est-il encore un défi ou est-ce, aujourd'hui, un processus parfaitement maîtrisé ?
José L. Torero :
Les immeubles en acier ou en béton présentent des risques qui sont très bien connus. Ce sont des constructions conventionnelles et nous avons, aujourd'hui, les garanties de les faire correctement. Mais, dès qu'on sort de cette pratique, en introduisant de nouveaux matériaux, on entre dans un autre monde. Construire un immeuble en bois de 25 étages, c'est aussi compliqué que de réaliser la tour Burj Dubaï ! Il faut convoquer des ingénieurs de haut niveau pour aborder des questions nouvelles, à la complexité énorme. Et il y a aujourd'hui très peu d'ingénieurs de ce niveau dans le monde.

 

 

Batiactu : Mais quelle est la spécificité des IGH bois qui les rend si particuliers ?
José L. Torero :
Ils ont des propriétés particulières et présentent des conditions non comprises dans le contexte normatif actuel. Les isolants thermiques classiques brûlent parfaitement, ce qui n'est pas sans poser de problèmes au Moyen-Orient notamment, où tous les mois il y a un incendie de tour. Le problème n'est pas abordé correctement et il n'y a pas de résolution pour l'instant. Or, le bois peut, lui aussi, entretenir la combustion ! La question est d'arriver à l'auto-extinction, c'est-à-dire que la structure de l'immeuble ne participe pas à l'alimentation de l'incendie. Et il n'y a pas de réponse facile à cette problématique, car il faut prendre en compte la géométrie, la ventilation, le mobilier qui est installé… Il y a beaucoup de variables à coordonner.

 

Batiactu : Quelles sont les erreurs à éviter et les points à surveiller plus particulièrement ?
José L. Torero :
Il faut éviter la délamination des bois lamellés croisés, c'est-à-dire le phénomène qui intervient au moment où la colle perd sa capacité mécanique et fait que des morceaux entiers tombent et alimentent le feu. Pour le contrer, on peut jouer sur l'épaisseur des couches de bois, sur la composition chimique de la colle, sur des systèmes de fixation mécaniques ou sur des couches de protection des surfaces exposées. Mais cela demande des travaux d'ingénierie et des tests, des processus qui prennent des années, comme on l'a vu en Autriche, en Suède, en Norvège, au Canada ou en Australie. Là-bas, à Sydney, se construit un immeuble de bureaux de 9 étages en bois, où le matériau est totalement exposé, sans isolant, ce qui n'est pas une conception standard. L'immeuble est donc à considérer comme un prototype.

 

Batiactu : Mais où en est-on, en France ?
José L. Torero :
La France est en retard dans le domaine de la sécurité incendie. Les meilleures formations se font au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande, en Australie, à Hong-Kong et Singapour voire aux Etats-Unis mais, dans ce pays, elles sont plutôt dirigées vers les normes ce qui n'est pas la meilleure façon d'aborder la question. En France il n'y a pas de formation spécifique et pas de définition formelle de la profession d'ingénieur en sécurité incendie, ce qui fait qu'il est difficile de répartir les rôles entre architecte, ingénieur structure, bureau de contrôle… On ne prête pas assez d'attention à l'introduction des nouveaux matériaux et on continue avec les mêmes systèmes que depuis 40 ans, alors que la construction a énormément évolué. Alors, est-on capable de le faire en toute sécurité en France ? Oui, c'est possible, mais qui sont les ingénieurs impliqués dans le processus de sécurité incendie ? Car il n'y a que deux ou trois personnes capables de relever le défi. Plus on innove, plus on a besoin de compétences de haut-niveau. Les solutions classiques ne peuvent pas apporter de réponses. Il faudrait également modifier les tests de résistance au feu, car le bois est très différent et les tests mécaniques standards ne sont pas appropriés. Pour l'instant il n'y a pas eu d'énorme accident qui accélèrerait les choses, car les évolutions se font en général en fonction des désastres. On se pose alors des questions et on y apporte des réponses.

 

 

Batiactu : Que préconisez-vous aux pouvoirs publics pour faire face à ces enjeux ?
José L. Torero :
La France est à une étape antérieure à la normalisation. Il faut d'abord démontrer que les solutions constructives marchent, avec une vingtaine ou trentaine d'immeubles prototypes, avant de standardiser les normes. Puis il faudra créer une filière de formation d'ingénieurs spécialisés. L'évolution de la construction doit être faite en parallèle de l'évolution de la compétence, pour trouver des solutions adéquates. Il est très important d'avoir des individus qui utilisent les matériaux de façon correcte. D'ailleurs, la structure bois seule n'est pas pertinente au-delà de 30 étages. Il faut hybrider pour obtenir des matériaux plus efficaces. La limite, à cette hauteur, est introduite par les charges du vent : on a besoin de poids pour maintenir l'immeuble, or le bois est léger. Il apparaît que la solution bois-béton est la plus intéressante.

 

Biographie express du Pr. José Torero :
Spécialiste péruvien de la sécurité incendie, membre de l'Académie royale d'ingénierie et de l'Académie des Sciences britanniques, du Centre de recherche du bâtiment au Royaume-Uni. Il a participé au comité scientifique d'investigation du World Trade Center. Passé par le CNRS en France au début des années 1990, il a été professeur d'ingénierie de la sécurité incendie à l'université d'Edinbourg et exerce désormais à l'université du Queensland (Australie).

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