ENTRETIEN. Dans de nombreux projets de ville durable, les acteurs se focalisent trop sur la dimension environnementale et pas assez sur la dimension sociale. C'est en tout cas l'opinion d'Etienne Tricaud, architecte cofondateur du cabinet Arep.
Pour l'architecte Etienne Tricaud, cofondateur d'Arep, de nombreux projets de la ville durable sont trop focalisés sur la dimension environnementale et pas assez sur l'aspect social. Certaines écocités nous proposeraient ainsi une "vision futuriste du passé", dans la mesure où les décideurs n'auraient pas tiré les leçons des erreurs faites durant la seconde moitié du vingtième siècle en matière d'urbanisme.
Batiactu : Récemment, lors d'une conférence de presse, vous avez affirmé que dans certains projets d'écocités, la dimension environnementale prenait le pas sur l'aspect social. Que vouliez-vous dire exactement ?
Etienne Tricaud : Dans le sujet de la ville, je perçois deux enjeux principaux. Effectivement, il y a l'aspect environnemental : eaux, énergie, matériaux, émissions de gaz à effet de serre, polluants, qualité de l'air... Mais il y a aussi la dimension sociale, qui est un peu l'envers de la médaille auquel on pense moins souvent. La ville durable doit être un lieu d'inclusion, permettant aux personnes de développer des relations les unes avec les autres. Malheureusement, dans de trop nombreux projets actuels d'écocités, ce n'est pas le cas. Et certaines populations, surtout au sein des pays émergents, sont mises à l'écart, isolées, au sein de ces quartiers. Il s'agit des sans domicile fixe, bien sûr. Mais aussi de populations reléguées dans des zones à fort taux de chômage où les conditions sont dégradées, sans accès à la formation et à la culture.
Batiactu : La dimension écologique pourrait ainsi être, pour ainsi dire, l'arbre qui cache la forêt de problèmes de société et d'inclusion des habitants ?
Etienne Tricaud : Dans un projet de ville durable, il faut adresser autant une dimension que l'autre, l'environnemental et le social. Or, certaines écocités reproduisent le schéma qui a prévalu lors de la deuxième moitié du XXème siècle. La ville est très zonée, les quartiers sont monofonctionnels (habitations, commerces, bureaux...). On perd dans ce type d'aménagement urbain ce qui fait le creuset de la vie sociale : l'espace public. C'est destructeur pour la vie sociale. Je suis frappé de voir tant de propositions passer à côté de ce sujet majeur, tout ce qui concerne la qualité d'usage, la vie de quartier. Il ne faut pas que la vision au sujet de l'environnement nous détourne des sujets sociaux. Car cela nous amène à la catastrophe des villes 'ségrégatiques'. N'oublions pas qu'en 2050, d'après les projections, il y aura neuf milliards d'hommes sur la planète, dont les deux tiers vivront dans des villes, et une grande partie dans des bidonvilles...
"Quand sont réunies en un même lieu des populations dont l'évolution de vie est bloquée, cela produit un cocktail explosif."
Batiactu : Les décideurs sont-ils de plus en plus conscients de l'importance de l'enjeu social ?
Etienne Tricaud : Le moment est favorable pour faire bouger les lignes. Je constate qu'il y a une prise de conscience des gouvernements locaux. Nous travaillons beaucoup en Chine, et des grands professeurs d'université de Shanghaï ou Pékin embrayent tout de suite sur ce sujet lorsque nous échangeons avec eux. Les politiques ont également conscience des dangers qu'ils courrent s'il ne redressent pas la barre : je veux parler de phénomènes de ghettoïsation, d'une population qui finirait par ne plus supporter d'être dans des quartiers dégradés et éloignés de tout. Et quand sont réunies en un même lieu des populations dont l'évolution de vie est bloquée, cela produit un cocktail explosif.
Batiactu : Mais prendre en compte la dimension sociale augmentera forcément le coût des projets...
Etienne Tricaud : Ce n'est pas forcément plus cher. Il est question ici de la forme de la ville, sa spatialité, de savoir comment on dispose les bâtiments, les îlots, de réfléchir sur le lien entre bâtiments privés et collectifs. L'immeuble à construire n'en est pas plus cher en lui-même. Mais effectivement il peut y avoir un petit surcoût car on ne produit pas le même bâtiment en série. Ce qui est sûr, c'est que rien ne peut se faire tant que le maître d'ouvrage ou la collectivité n'a pas pris conscience de ces problèmes.
"En voyant certains projets d'écocités, j'ai l'impression que nous n'avons pas tiré les leçons du passé."
Batiactu : Vous restez donc sceptique par rapport à certains projets de villes durables ?
Etienne Tricaud : Pour moi, certains d'entre eux proposent, pour ainsi dire, une vision futuriste du passé ! J'ai l'impression que nous n'avons pas tiré les leçons du passé. Je voyais encore récemment des images d'une écocité : de grandes tours au milieu d'un parc, cerné par un viaduc autoroutier, et disposé à côté d'un grand centre commercial et d'un campus universitaire...