ENTRETIEN. La présidente du conseil régional de l'ordre des architectes d'Île-de-France, Christine Leconte, en appelle à un plan de relance qui aille au-delà des visées seulement économiques, et invite les acteurs de la construction à opérer un changement culturel.
Batiactu : Quels enseignements tirez-vous de la crise sanitaire que nous traversons ?
Christine Leconte : Nous n'avons pas attendu cette crise pour savoir que nous vivions avec une épée de Damoclès au-dessus de notre tête, et que nous devons évoluer afin de relever plusieurs défis en matière d'aménagement du territoire, d'étalement urbain ou d'épuisement des ressources. Cette épidémie vient nous le rappeler une nouvelle fois. C'est d'ailleurs pourquoi nous avions monté le colloque "Réparer la ville" fin 2019 : pointer précisément les sujets de territoires, de gestion des ressources, de gaspillage.
Le premier enseignement que je tire de la période que nous venons de vivre, c'est que l'on a tous su nous adapter très rapidement aux circonstances. Nous avons tous obéi à la stratégie de confinement. Nous avons aussi vu de quelle manière, dans cette situation inédite, nous avions su nous mettre d'accord entre acteurs de la construction sur des sujets allant au-delà des questions purement économiques. Nous avons tous dû faire évoluer nos conceptions. A présent, la question est de savoir si le jeu d'acteurs actuel est en capacité de répondre aux défis que nous devons relever, en premier lieu la question de la qualité des logements, qui est naturellement ressortie à l'occasion du confinement.
Batiactu : Comment voyez-vous cette évolution de la chaîne d'acteurs du logement ?
Ch.L. : Cela ne signifie pas que certains acteurs vont disparaître et d'autres non. Il s'agit de modifier nos habitudes trop souvent dictées par la seule rentabilité économique, de manière à placer au-dessus de tout l'ambition environnementale et sanitaire. Nous le voyons bien : quand les enjeux sanitaires ne sont pas pris en compte, l'économie s'effondre. Nous devons ainsi prendre ces précautions en amont.
"Nous avions besoin d'un révélateur social : nous l'avons eu !"
Batiactu : Deux ans après la loi Elan, vous estimez ainsi que la crise vient confirmer le bien-fondé de vos messages ?
Ch.L. : En effet, il y a deux ans, nous avions rédigé une pétition contre la loi Elan qui avait réuni 6.000 signatures. Quand on relit ce texte, on voit qu'il a gardé toute son actualité au lendemain du confinement. Réutilisons ces idées pour réinjecter de la qualité dans le logement. Nous avions besoin d'un révélateur social : nous l'avons eu ! Servons-nous en pour appuyer ce changement à opérer dans notre secteur. Nous avons besoin d'états généraux pour que chacun se remette en question (architectes compris bien sûr) : comment doit-on demander aux promoteurs de travailler davantage sur les circuits courts, la réhabilitation, la standardisation des logements ? L'État est également concerné : comment la puissance publique peut-elle travailler plus rapidement sur la dématérialisation des autorisations d'urbanisme, permettre de travailler sur la rénovation urbaine en mettant moins de démolition en route, partir davantage du bâti existant ?... Tout cela en fonctionnant sans doute de façon plus régionalisée, en fonction des ressources locales et des synergies entre territoires. Bien sûr, cela s'annonce compliqué, cela nous invite à requestionner nos modèles.
Batiactu : Quels enseignements tirez-vous de la période de confinement, au vu de la qualité des logements en France ?
Ch.L. : Cela a montré l'importance de l'idée de 'pièce en plus', d'un jardin, d'un balcon, d'une cour, d'une cuisine fermable, de l'éclairage naturel des logements. Nous devons reconsidérer les facteurs qualitatifs dans le neuf et l'ancien. Comment parvenir à cela dans des logements collectifs ? De nombreux acteurs expérimentent déjà ces sujets, les exemples existent, il suffit de capitaliser sur ce qui est déjà fait. Peut-être devrons-nous, en même temps que d'effectuer des travaux de rénovation énergétique, penser à ce que je qualifierai de "réhabilitation d'usage". Fixons-nous comme objectif de mettre l'ancien à des normes d'usage dignes de notre siècle.
L'autre tendance qui ressort est évidemment celle du télétravail. Nous avons cherché, ces dernières décennies, à renforcer les mobilités dans les métropoles, et il faudra continuer de le faire, tout en pratiquant le développement de l'économie de proximité. Il doit être possible d'avoir accès à beaucoup de services, de commerces, d'espaces vert, à pieds. Nous rattachons également ces problématiques à celle de "réparer la ville". Ce sujet n'appartient pas aux architectes, il se construit avec une multitude d'acteurs, les citoyens, les politiques. Nous devons nous parler sans être dans du faux-semblant. L'objectif est simple : éviter la catastrophe environnementale et donner de meilleurs conditions sociales à tous. Nous pourrions lister ces objectifs collectivement, de manière transversale, et définir comment chaque acteur doit à présent travailler pour aller dans ce sens. La qualité des logements ne doit pas être une variable d'ajustement.
Batiactu : Après le confinement, de nombreux Français aspirent visiblement à vivre à la campagne...
Ch.L. : Oui, raison de plus pour que l'on trouve des évolutions qui incitent les personnes à rester vivre en ville. Car si nous allions vers une recrudescence des constructions de maisons pavillonnaires, sur un seul modèle développé à grande échelle, alors tout le travail effectué sur le "zéro artificialisation nette" (Zan) serait réduit à néant. Offrons aux citoyens des conditions de vie correctes en ville. J'attends de l'État qu'il prenne des décisions fortes allant dans ce sens, en s'appuyant notamment sur son programme Action cœur de ville, sur son dispositif Denormandie dans l'ancien. Mais ne nous focalisons pas uniquement sur le chiffre : ce n'est pas un tableau Excel à remplir, il y a à chaque fois un projet derrière. Et chaque projet prendra un certain temps à être réalisé.
"La période de confinement a rappelé que la ville devait rester publique"
Donnons également les grands axes à suivre pour la politique des métropoles. Prenez le Grand Paris, nous avons eu l'élan du nouveau métro sous Nicolas Sarkozy, mais depuis qu'Emmanuel Macron est président, rien ne nous indique une direction politique forte. Pourtant notre métropole a les moyens d'être la métropole écologique de demain, au vu des ressources régionales dont elle dispose (agriculture, forêts...). L'État doit donner les règles du jeu aux acteurs, et cela sera à eux, ensuite, de se concerter.
Enfin, la période de confinement a rappelé que la ville devait rester publique. Nous avons vu des personnes se réapproprier le vélo, les trottoirs, faire évoluer leur rapport au temps et à leur voisinage.
Batiactu : Les pouvoirs publics travaillent à un plan de relance. Sur quoi doit-il insister selon vous ?
Ch.L. : Un plan de relance qui ne se limiterait qu'à la dimension économique ne serait pas à la hauteur des enjeux. Ce n'est pas un plan de sauvegarde de l'ancien modèle qu'il nous faut, mais un plan de relance social, d'usage. Il ne s'agit pas de simplement dire que l'on va relancer le secteur de la réhabilitation. Demandons de la qualité.
Batiactu : Ce à quoi beaucoup vous répondrons que la qualité coûte plus cher...
Ch.L. : Cela coûtera peut-être un peu plus cher. Mais cela vaut-il le coup de faire des économies de bouts de chandelles, comme on le voit par exemple sur certaines opérations de rénovation urbaine, quand on finit par devoir débloquer des milliards à l'occasion d'une crise comme celle-ci ? Le plan de relance à venir doit être au service du social, mais aussi du culturel, car il n'est pas possible de séparer la culture de la vie en société. Tous les secteurs de l'économie sont interconnectés, échafaudons ainsi un plan de relance qui soit transversal, où le plan de relance d'un secteur en particulier concerne aussi les autres. Si nous n'allons pas dans cette direction, cela sera très triste car cela signifiera que l'on n'a pas retenu les leçons.
Batiactu : Du fait de la crise sanitaire, les pouvoirs publics ont annoncé le report en juillet 2021 de l'entrée en vigueur de la réglementation environnementale 2020. Est-ce une bonne décision ?
Ch.L. : Je trouve que, quelle que soit la date d'entrée en vigueur, nous n'allons pas assez loin sur ce sujet. Nous sommes typiquement dans le jeu de tractation entre différents lobbies, les plus puissants et les autres. Si nous avons déterminé que telle ou telle solution constructive représente un risque pour l'environnement, nous devrions tout simplement arrêter de l'utiliser ! Car nous savons aujourd'hui construire des bâtiments beaucoup plus sains que ce que l'on nous demande dans la réglementation. Et on se focalise sur le neuf avec cette RE2020 alors que la ville de demain sera composée, à 80%, de la ville d'aujourd'hui. C'est d'ailleurs pourquoi nous devrions être extrêmement exigeants par rapport au neuf, beaucoup plus que nous ne le sommes.
"Il s'agit d'opérer un virage à 180 degrés sur l'économie de la construction"
Les architectes doivent également s'impliquer et faire leur part de travail en progressant sur les circuits courts et les matériaux biosourcés. Énormément de maîtres d'œuvre s'investissent dans cette économie de l'innovation, et si nous l'étouffons nous ne pourrons pas faire face aux futures crises. De nombreux experts très pointus existent dans ces domaines, mais ils ne constituent malheureusement pas les valeurs émergentes du marché. Ils travaillent dans leur coin, au sein de petites structures, et seront les premières victimes de la crise si jamais le mot d'ordre "Resserrons les rangs et faisons du parpaing" devient la seule voie envisagée.
Batiactu : Sur la partie "énergie" de la future RE2020, de nombreux acteurs ont regretté ce qui ressemble de plus en plus à un abandon de l'objectif de "bâtiments à énergie positive" dans la réglementation...
Ch.L. : Cet abandon ne me surprendrait pas. C'est dommage, car nous avons vu à l'occasion de la crise sanitaire que les acteurs étaient tout à fait en mesure de se réadapter. Il nous faut un plan de relance qui soit aussi une aide aux acteurs pour les faire évoluer vers une économie plus verte. Cela demandera beaucoup de formation des maîtres d'ouvrage, des architectes sur les matériaux biosourcés, des bureaux d'études, mais tout cela peut faire partir du plan. Il s'agit d'opérer un virage à 180 degrés sur l'économie de la construction.
Batiactu : Le secteur de la construction a traversé une période très mouvementée ces dernières semaines, agrémentée de polémiques au sujet de la reprise des chantiers. Avec le petit recul dont nous disposons, comment analysez-vous ce moment ?
Ch.L. : Dans un premier temps, lorsque les pouvoirs publics nous ont demandé de reprendre les chantiers, nous souhaitions que pour cela tout ce qui est lié à la sécurité sanitaire des intervenants, à la dématérialisation des procédures et à l'instruction des autorisations d'urbanisme soit réglé. Puis il s'est avéré qu'un point n'était pas abordé dans la guide de l'OPPBTP, et c'était celui de la responsabilité juridique et financière des acteurs. Aujourd'hui, certaines entreprises présentent des devis lourds du fait du respect des consignes sanitaires, certains maîtres d'ouvrage acceptent de signer, d'autres non. Le guide publié par l'ordre des architectes constitue ainsi un bon complément à celui de l'OPPBTP pour aborder cette dimension juridique et accompagner les maîtres d'ouvrage.
Batiactu : Quelles sont les remontées de terrain que le Croaif reçoit en ce moment ?
Ch.L. : Dans certains cas, tout se passe bien car il y a une bonne entente entre les acteurs, un dialogue constructif ; dans d'autres, c'est le désordre avec des pressions financières très fortes et des mesures sanitaires insuffisantes. Les situations sont donc très disparates. Dans certains cas le maître d'ouvrage accepte de prendre en charge le surcoût, dans d'autres on se retrouve avec une base vie de 10m² pour abriter dix compagnons...
"Le problème que nous avons aujourd'hui, c'est qu'il n'y a plus de commandes"
Batiactu : Comment les architectes vivent-ils, économiquement parlant, ce moment particulier ?
Ch.L. : L'activité d'un architecte est cyclique : recherche de la commande, études, chantier. Le problème que nous avons aujourd'hui, c'est qu'il n'y a plus de pôle "commandes". Les promoteurs sont attentistes, les mairies sont à l'arrêt, les clients particuliers sont frileux - parce qu'ils se demandent s'il décrocheront leur crédit à la banque, mais aussi parce qu'ils n'ont pas forcément envie que des ouvriers entrent chez eux. Il va donc falloir que nous produisions de la commande pour que l'ensemble des entreprises, pas seulement d'architecture, puissent redémarrer.
D'un point de vue organisationnel, nous nous félicitons de voir que nos agences sont parvenues à s'adapter rapidement à la situation. Le télétravail s'est fait de manière naturelle, dans une forme de continuité de services. Il est vrai que notre métier nous contraint à nous adapter continuellement. Et le fait d'avoir été moins contraints par des délais de rendu a permis à certains d'entre nous de produire davantage de qualité dans nos projets : nous disposions tout simplement de plus de temps pour les peaufiner. C'est aussi une voie à explorer pour l'après-covid : nous sommes trop souvent pressés sur les délais, avec parfois des demandes incongrues comme un rendu un 24 décembre au soir, alors que la personne qui réceptionne part en vacances pour quinze jours ensuite. Redonnons du temps aux études.
Batiactu : En matière d'autorisations d'urbanisme, les pouvoirs publics ont également dû revenir sur leur ordonnance initiale qui rallongeait trop les délais...
Ch.L. : Ce cafouillage me semble témoigner d'une forme de méconnaissance de la vie des acteurs du secteur. Bien sûr, il s'agissait d'une situation exceptionnelle : mais ils ne se sont pas rendus compte qu'ils arrêtaient des procédures qui étaient indispensables. D'où l'importance d'aller plus vite sur la dématérialisation des procédures d'urbanisme. Pourquoi ne pas imaginer un portail informatique français de dématérialisation, qui permettrait à chaque collectivité de s'inscrire dans la démarche sans avoir à créer sa propre procédure ?
Batiactu : Il y a quelques semaines, vous avez lancé avec d'autres acteurs une initiative inédite : l'Alliance des professionnels de l'urbanisme et de l'immobilier du Grand Paris (Apui-GP). Elle comprend, au-delà du Croaif, les notaires du Grand Paris, la Fnaim Grand Paris et la Fédération des promoteurs immobiliers d'Île-de-France. Est-ce un exemple de dialogue sans faux semblant tel que vous le préconisez pour repenser le secteur de la construction ?
Ch.L. : Nous devons réussir à nous parler en libérant un peu de pression, sans langue de bois, en n'hésitant pas à nous dire les choses en face, et pas seulement lors d'entretiens en face-à-face avec les pouvoirs publics. Avec l'Apui-GP, nous nous sommes par exemple mis d'accord sur deux points. Tout d'abord, la continuité de services des autorisations d'urbanisme grâce à la dématérialisation. Mais nous avons aussi décidé de nous parler entre professionnels, y compris entre acteurs qui étaient apparemment éloignés dans la chaîne de la construction : les architectes et les agents immobiliers, par exemple. Mais, en réalité, quoi de plus normal que ceux qui conçoivent les logements aient des relations avec ceux qui les vendent ? Et c'est au Gouvernement de fabriquer ces lieux de parole, et de les régionaliser pour que l'on soit sur du factuel et du concret. En Île-de-France, énormément de filières courtes existent déjà et n'attendent que la création d'une zone économique locale renforcée, qui permettrait d'avoir des matériaux plus sains, qui viennent de moins loin et créerait un savoir-faire de proximité.
"Appuyons-nous sur les travaux de la convention citoyenne"
Batiactu : Les Gilets jaunes en 2018, la crise du covid en 2020 : dans ces deux cas, l'espace public semble réinvesti par certains citoyens, et des sujets d'aménagement du territoire ressortent. Nous avons l'impression de vivre une époque où les choses semblent 'déborder', qu'en pensez-vous ?
Ch.L. : Effectivement, et c'est pourquoi nous avons besoin de disposer de davantage de temps dans la fabrication de la ville. Depuis la crise sanitaire, nous constatons une multiplication des tribunes sur le "monde d'après". J'y ai moi-même contribué en diffusant mon propre texte. Il n'y a pas de hasard : si tant de gens prennent la parole, c'est qu'il se passe des choses et que ces écrits ne doivent pas rester lettre morte. Nous devons concrétiser ces prises de position. Après les Gilets jaunes a été mise en place la convention citoyenne pour le climat. Nous y avons été auditionnés, et ses conclusions sont très claires en matière de logement et de ville. Certains trouvent les solutions proposées radicales ? Mais nous avons bien été capables de mettre rapidement en place une solution radicale ces dernières semaines, celle du confinement. Appuyons-nous sur cette convention citoyenne pour le plan de relance, ainsi que sur cette capacité à changer nos habitudes rapidement.