ALARME. Une tribune ouverte à signature, publiée ce 26 novembre, appelle les pouvoirs publics à revoir en urgence certains axes de travail de la réglementation environnementale 2020. Plusieurs spécialistes de l'efficacité énergétique déplorent en effet une baisse des exigences par rapport à l'expérimentation E+C-. Explications avec Thierry Rieser, gérant d'Enertech et auteur du texte.

"Il y a urgence." C'est Thierry Rieser, gérant d'Enertech, qui l'affirme auprès de Batiactu. Le spécialiste de l'efficacité énergétique a rendu public une tribune le 26 novembre 2019, signée par plus d'une centaine d'acteurs de la construction, ingénieurs, architectes ou maîtres d'ouvrage. Le sens de la démarche : interpeller les pouvoirs publics sur ce qu'ils estiment être une régression observée entre l'expérimentation E+C- et la future réglementation environnementale 2020. En cause, des arbitrages rendus début novembre, concernant la méthode qui servira de base à la fixation des seuils. Décisive, elle devrait durer quelques semaines, de la mi-décembre à mars 2020. Or, selon Thierry Rieser et les signataires de la tribune, elle part sur de mauvaises bases.

 

L'abandon de l'objectif Bépos ?

 

Ils déplorent en premier lieu la disparition du bilan Bépos (comme bâtiment à énergie positive), ce qui "quelque part supprime le bâtiment Bépos", regrette Thierry Rieser auprès de Batiactu. "Fini donc cet indicateur qui permettait de faire le bilan de l'ensemble des consommations tous usages et de leur production d'énergies renouvelables", peut-on lire dans le texte mis en ligne. Et si c'est "grave", c'est "parce qu'avec cet abandon, s'il était confirmé, on ne pourra plus atteindre l'objectif de la loi Grenelle 1, dont l'article 4 fixait comme objectif que tous les bâtiments neufs soient à énergie positive dès 2020, transcrivant en cela la directive européenne 2010/31 du 19 mai 2010 sur la performance énergétique des bâtiments («Nearly zero energy buildings»)". Par ailleurs, ne seraient plus pris en compte les "autres usages de l'énergie" (électroménager, cuisson, bureautique...), qui "n'apparaissent plus dans aucun indicateur". C'était pourtant l'une des grandes nouveautés de E+C- par rapport aux réglementations précédentes.

 

Effinergie veut sauver le soldat Bépos
C'est avec un "grand étonnement" que l'association Effinergie a découvert l'absence du bilan Bépos des dernières annonces autour de la réglementation environnementale 2020 (RE2020). "Ce n'était absolument pas prévu, et à aucun moment durant la concertation n'en a-t-il été question", explique Yann Dervyn, directeur d'Effinergie, à Batiactu. "C'est assez cavalier au niveau de la méthode, car il y encore deux mois l'administration continuait à communiquer sur le Bépos."

 

L'horizon, depuis le Grenelle de l'environnement (2008), était en effet le bâtiment à énergie positive. Comment interpréter ce revirement soudain ? "Il y a eu un malentendu : on considère trop qu'un bâtiment Bépos est bardé de panneaux photovoltaïques", estime Yann Dervyn - pour qui le niveau E4 de l'expérimentation E+C- était peut-être trop exigeant, et a de ce fait 'stigmatisé' les bâtiments Bépos comme ayant un recours important au PV. Effinergie espère pouvoir sauver le bilan Bépos, ou au moins pouvoir construire des bâtiments prêt à devenir, plus tard, des Bépos, en prévoyant en amont l'installation de panneaux photovoltaïques et de quoi faire passer les gaines nécessaires. "Sur la partie carbone, il subsiste de grosses incertitudes de calcul : on ne peut pas se contenter de cela, il faut aussi une partie énergétique significative qui représente un progrès par rapport à la RT 2012." Effinergie invite ainsi les pouvoirs publics à réparer les erreurs de cette précédente réglementation, comme le Bbio mal calé ou les indicateurs de ponts thermiques. "Je note toutefois des progrès dans les annonces gouvernementales : par exemple, le confort d'été est mieux évalué, et on prend en compte le besoin de froid et de climatisation."

 

Autre sujet de discorde : le fameux coefficient d'énergie primaire de l'électricité. Il avait été question il y a quelques mois d'abaisser celui-ci de 2,58 à 2,1 ; une polémique s'en était ensuivie, cette décision risquant selon certains de ramener dans la partie les radiateurs électriques (les fameux "grille-pains"), chassés du marché en logements collectifs par la RT2012. Les pouvoirs publics souhaitent visiblement placer cet indicateur à 2,3 : manière de 'couper la poire en deux' ? "Cela ne nous satisfait toujours pas", réagit Thierry Rieser, qui rappelle que ce chiffre "n'est pas un outil politique mais doit se baser sur des critères physiques objectifs" - il devrait donc, pour l'électricité, se rapprocher du chiffre 3. "Je ne suis absolument pas anti-électrique ni pro-gaz", assure le gérant d'Enertech. "Mais je souhaite l'instauration de solutions électriques intelligentes comme les pompes à chaleur, et non pas le radiateur électrique qui a une chaîne de conversion particulièrement mauvaise."

 


 

Une réglementation 2020 anti-photovoltaïque ?
C'est l'un des points soulevés par la tribune : les bases de travail fixées par les pouvoirs publics iraient à l'encontre du développement du photovoltaïque en ne favorisant que l'auto-consommation. Ce qui aurait "le défaut de favoriser les toutes petites installations, typiquement un capteur sur une maison individuelle pour optimiser l'atteinte du Cep sans avoir à penser globalement la performance [...]. En effet, toute la production d'un seul capteur sera auto-consommée. A contrario, une installation photovoltaïque de 3 kWc ou plus sera mal valorisée car une part importante sera exportée sur le réseau et consommée par d'autres bâtiments".

 

Par ailleurs, l'indicateur recours aux énergies renouvelables (RER) pourrait également être remplacé par un recours à la chaleur renouvelable (RCR). "Bien sûr la chaleur renouvelable (solaire thermique, biomasse, géothermie, etc.) a toute sa place dans la performance des bâtiments et les filières ont besoin d'être soutenues. Mais pourquoi supprimer l'indicateur RER au lieu de juxtaposer les deux ?", commente Thierry Rieser.

 

Le poids carbone de l'électricité sous-estimé ?

 

L'État aurait aussi tendance à sous-estimer le poids carbone de l'énergie électrique : il pourrait être réduit "de 210 gCO2/kW.h dans le label E+C- à 80 gCO2/kW.h, valeur proche de la moyenne annuelle des émissions carbone du mix énergétique français". La valeur de 210, rappelle Thierry Rieser, tient compte des conséquences de la fameuse "pointe hivernale", qui oblige la France à avoir recours à de l'énergie fortement carbonée, produite ou importée (centrales à charbon, au fioul...). Ainsi, l'auteur de la tribune et ses signataires regrettent un positionnement en faveur de l'énergie électrique. "Nul besoin de faire mentir la physique pour arriver à cet objectif", rappelle pourtant le texte, puisque "la pompe à chaleur performante, c'est à dire avec un coefficient de performance (Cop) annuel supérieur à 3, est déjà gagnante sur tous les tableaux en prenant en compte les coefficients physiques actuels".

 

L'éternel problème de l'incomplétude de la base Inies

 

Pour ce qui est de la partie carbone et analyse du cycle de vie (ACV), autre avancée majeure du label E+C-, les acteurs rappellent le problème de l'incomplétude de la base Inies, censée réunir l'ensemble des fiches de données environnementales et sanitaires (FDES). Souci : elles coûtent très cher à réaliser et à faire contrôler, et de nombreux industriels de la filière bois ne les ont pas encore faites. Conséquence, le poids carbone de nombreux produits bois est surévalué par des données dites "par défaut", ce qui peut donner l'impression à certains maîtres d'ouvrage que construire en bois ou en béton est équivalent en matière de carbone. Dans le même ordre d'idées, un outil permettant de valider la complétude de l'ACV manque toujours. Autant d'éléments qui tendraient à rendre "illisible" le calcul carbone.

 

Détail plus technique : Thierry Rieser pointe également le fait d'incorporer "des laitiers de haut-fourneau issus de la sidérurgie dans le ciment" qui permettent d'abaisser son contenu carbone. "Cependant, le laitier est considéré comme un déchet par la filière béton, donc son impact est compté comme nul. Alors que la filière acier compte le laitier de haut-fourneau comme un co-produit de l'acier, ce qui diminue le poids carbone de l'acier. Compté en négatif d'un côté, compté à 0 de l'autre, il y a là une erreur méthodologique en faveur de la filière béton armé !"

 

Les acteurs signataires en appellent ainsi au "courage politique" et invitent les pouvoirs publics à réagir rapidement, à quelques jours du lancement concret des travaux.

 

Les propositions des signataires :
- Adopter la valeur actuelle du facteur d'énergie primaire de 2,74 pour l'électricité, ou a minima rester sur le statuquo du 2,58 ;
- Fixer un objectif (ambitieux !) de Bbio, au lieu des arbitrages pénalisant le photovoltaïque ;
- Conserver le Bilan BEPOS incluant tous les Aue, en plus Cep ;
- Calculer à la fois l'indicateur RER (toutes énergies renouvelables) et l'indicateur RCR (chaleur renouvelable),
- Sur le volet Carbone : continuer de compléter la base INIES, pour remplacer les valeurs par défaut très (trop) pénalisantes,
- Corriger le problème méthodologique des laitiers de haut-fourneau entre filières acier et béton.

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