PROFESSION. Plusieurs architectes, urbanistes et chercheuses étaient invitées à discuter de la place des femmes dans l'histoire de l'architecture et de leurs propres pratiques. Le sujet de l'invisibilisation du travail des architectes par le passé et celui des inégalités qui subsistent ont été abordés par ces professionnelles qui partagent des retours d'expérience.

Ne plus invisibiliser le travail des femmes architectes et lutter contre les inégalités de genre dans l'espace public, telles sont les missions que se sont données plusieurs professionnelles en France. Le Pavillon de l'Arsenal s'est saisi de ce sujet actuel pour inviter, en septembre 2024, plusieurs actrices du secteur à son nouveau format de conférence-podcast. L'objectif de cette rencontre est de valoriser la contribution des architectes femmes à l'histoire architecturale et de décortiquer les pratiques spatiales en proposant de nouvelles manières de concevoir.

 

Exemple dans la vallée de la Roya

 

L'architecte et doctorante en géographie du genre et architecture Anouk Migeon vit et travaille dans la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes) où la tempête Alex s'est abattue en 2020. La jeune femme s'est engagée au sein de ce territoire montagneux en co-fondant l'Atelier Rural en Roya, un tiers-lieu dédié à l'éco-construction et l'inter-subsistance.

 

Sa recherche, financée par l'Ademe (Agence de la transition écologique), se concentre sur le rôle des femmes bâtisseuses dans la vallée et leur contribution à une reconstruction éco-féministe post-catastrophe climatique. "En tant que doctorante, le féminisme et l'écoféminisme deviennent des outils, des postures, des méthodes pour visibiliser la place des femmes dans ce territoire", témoigne-t-elle. "Nous savons que les personnes les plus vulnérables sont les plus à risques face au dérèglement climatique. Je me suis demandée comment les femmes de la vallée répondaient à cette vulnérabilité."

 

La chercheuse a fait le constat que des habitantes se mettaient à construire leur habitat. "Elles se rencontrent en mixité ou non-mixité choisie et s'entraident. À la suite de séparation de certains couples hétérosexuels, les partenaires masculins affirmaient vouloir garder la maison parce qu'ils l'avaient construite ou parce qu'ils ont la force nécessaire pour la maintenir. Bâtir leur maison est, pour ces femmes, une manière de répondre à une vulnérabilité à la fois climatique et économique", affirme Anouk Migeon.

 

Un impact sur la manière de faire ?

 

Également invitée à cette conférence, l'architecte et docteure et architecture Armelle Le Mouellic a réalisé récemment une série de conférences sur l'histoire de l'architecture à travers le prisme de femmes architectes. "Nous assistons depuis les années 1970 à une ouverture du métier d'architecte aux femmes. Nous avons été sociabilisées par notre genre et nous avons un rapport différent à l'espace, ce qui a un impact sur notre manière de faire notre métier", pense-t-elle. "La pratique de l'architecture peut être liée à notre genre."

 

L'architecte franco-polonaise Iwona Buczkowska, fondatrice d'une agence d'architecture éponyme en 1978, a pu observer l'évolution des pratiques depuis l'obtention de son diplôme. Cette pionnière de l'architecture bois profite de cette conférence pour raconter quelques mésaventures, comme cette fois où, en arrivant sur son premier chantier, un homme du bureau de contrôle s'est étonné de voir une femme arriver. Ou encore cette autre fois où elle assistait à une réunion avec les porteurs du projet de l'ensemble de logements en bois la "Pièce Pointue" au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) qu'elle avait dessinée. "Après une vingtaine de minutes, j'ai demandé qui on attendait. On m'a répondu 'l'architecte'", relate-t-elle.

 

Iwona Buczkowska regrette que le travail de femmes architectes soit invisibilisée ou reconnue tardivement. "Je pense à Renée Gailhoustet, qui a reçu un prix d'honneur [par le ministère de la Culture en 2022] à 92 ans. Son œuvre était terminé depuis 25 ans."

 

"Rétablir une vérité"

 

L'architecte et chercheuse Léa Namer partage le même avis. Elle a développé une activité de recherche sur le projet du Sexto Panteón, cimetière de Chacarita, à Buenos Aires (Argentine), conçu par Itala Fulvia Villa (1913-1991). Une architecte "oubliée" qui était pourtant "l'une des premières femmes architectes et urbanistes d'Argentine".

 

"Mon projet consiste en partie à mettre en lumière son travail. Je pensais, en découvrant ce cimetière, qu'il avait été dessiné par un homme. J'ai été choquée de ma propre incapacité [à ne pas imaginer que c'était] une femme derrière ce projet", révèle-t-elle. Les archives manquent pour exposer le travail de cette architecte qui n'a pas eu d'enfant. Cette situation illustre "le fait que les femmes de l'époque choisissaient ou non d'avoir une famille pour se consacrer à leur carrière", estime Léa Namer.

 

Le projet du Sexto Panteón a longtemps été attribué à un homme qui a fait partie de l'équipe de conception seulement deux ans sur les quinze qui ont nécessité la réalisation de cette opération. Par le biais de la recherche, l'architecte française souhaite "rétablir une vérité". Le bâtiment est aujourd'hui protégé, grâce au travail de collectifs féministes architectes argentins et au lancement d'une pétition. "Dans cette campagne de protection du bâtiment, le genre de l'architecte est devenu, pour la première fois, un atout."

 

Concevoir les espaces autrement

 

Le combat de Laure Gayet, urbaniste et membre d'Atelier Approches est tout autre. La spécialiste des questions de genre dans la ville œuvre à qualifier les inégalités entre les femmes et les hommes et à trouver des solutions d'aménagement pour y remédier. Une pratique qu'elle nomme "urbanisme égalitaire". "J'ai pu observer que, souvent, le terme 'urbanisme féministe' crispe un certain nombre de professionnels, des maîtrises d'ouvrage et élus, qui voient une façon de sectoriser ou d'étiqueter les personnes. C'est bien évidemment tout le contraire. C'est une manière de parler des femmes, en situation de vulnérabilité, de handicap, des personnes âgées que nous essayons de prendre en compte."

 

La professionnelle rappelle que seules quatre femmes ont été nommées lauréates du Grand prix de l'urbanisme ces 20 dernières années. "Les femmes représentent pourtant 40% des étudiants en architecture mais moins de 10% sont cheffes d'agence", chiffre-t-elle.

 

Sa mission est aujourd'hui de reconsidérer la conception urbaine en impliquant les habitants. "L'un des fondements est de ne pas créer d'espaces clos dans lesquels les femmes pourraient se sentir coincées et se diraient qu'elles ne peuvent pas fuir", prend pour exemple celle qui s'est inspirée du travail de la militante et philosophe en architecture américano-canadienne Jane Jacobs. "L'enjeu est de qualifier, de manière objective, les différentes pratiques de l'espace."

 

Travailler avec les habitants

 

L'agence Atelier Approches réalise des micros-trottoirs et mène des ateliers avec les habitants. Elle a notamment travaillé avec des jeunes filles sur leurs pratiques de loisirs. "On se rend compte qu'il y a une évaporation de la présence féminine à partir de 12 ans dans les quartiers populaires. Nous voulons les rendre légitimes à occuper les espaces", explique l'urbaniste. Pour répondre à la demande des jeunes filles d'avoir un lieu où enregistrer leurs vidéos destinées au réseau social Tik Tok, le cabinet a réfléchi à aménager "des scènes où elles peuvent s'asseoir, danser, se filmer, brancher leur téléphone à une prise électrique. Il faut aussi avoir des toilettes, c'est essentiel."

 

Sur un autre projet, à La Courneuve, Atelier Approches transforme un city stade et deux terrains de tennis, "occupé à 90% par des garçons" par un espace mixte et ouvert à tous, agrémenté d'un espace paysager. "Une continuité visuelle et de circulation a été pensée pour créer une interaction sociale, avec, notamment, des espaces pour les tous petits et les personnes en situation de handicap." Laure Gayet préconise aux professionnels d'accompagner la conception urbaine dans la durée, et de continuer de se nourrir des témoignages des habitants, même après la livraison des projets. "Ça se joue à peu pour un espace agréable de subitement ne plus l'être", conclut-elle.

 

 

 

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