ANALYSE. Une étude récente met le doigt sur un potentiel problème d'avenir : le risque de pénurie pour certains métaux impliqués dans la transition énergétique. Celle-ci en est-elle réellement menacée ? Décryptage avec Gaétan Lefebvre, économiste des ressources minérales au Bureau d'études géologiques et minières (BRGM).
Une étude réalisée par McKinsey, le CRU et le BRGM classe plusieurs métaux rares parmi des produits qui pourraient connaître une situation de pénurie dans les années à venir. Il s'agit du cobalt, de plusieurs terres rares, du nickel et du tungstène. Plusieurs de ces matériaux jouent un rôle critique dans la transition énergétique, notamment du fait de leur emploi dans le stockage d'énergie. Faut-il, en conséquence, s'inquiéter de l'avenir de cette transition, comme l'affirmait le journaliste Guillaume Pitron, auteur du livre La Guerre des métaux rares ? Réponses avec Gaétan Lefebvre, économiste des ressources minérales au Bureau des études géologiques et minières (BRGM).
Batiactu : Quel était l'objectif de cette étude ?
Gaétan Lefebvre : Cette évaluation a été développée par un groupement de partenaires : McKinsey, CRU et le BRGM, réunis autour du même sujet par les fondateurs du World Materials Forum. Présentée lors de l'édition 2018, elle est pensée comme un outil visant à aider les industriels à prendre des décisions d'investissement. L'exercice a été mené à l'échelle mondiale sur une cinquantaine d'éléments, présents dans une grande variété de secteurs industriels. Plusieurs secteurs industriels ont néanmoins été ciblés quant à leur utilisation de ressources minérales : les moyens de mobilités de demain, la génération et le stockage d'énergie, la micro-électronique.
Batiactu : Sur quels critères a été évalué le risque de pénurie ?
Gaétan Lefebvre : Six critères sur les paramètres sur l'offre et la demande de chaque substance ont été définis afin d'identifier des risques plus ou moins grands de déstabilisation du marché. Un point important est le choix d'introduire des critères qualitatifs en plus des critères quantitatifs habituels (tels que le calcul du temps d'épuisement des réserves connues, l'indice de risque géopolitique, etc.). Cette notion de perception individuelle est indispensable pour tenir compte des incertitudes inhérentes au secteur des matières premières et du caractère très évolutif des différents paramètres. Elle permet également aux acteurs variés d'adapter la méthode proposée en fonction de leur degré d'exposition.
Batiactu : Quels sont donc les matériaux considérés comme les plus 'à risque' ?
Gaétan Lefebvre : Quel est le résultat ? Un code couleur, nuancé du vert au rouge en fonction du risque estimé. Les experts ont placé en rouge vif plusieurs substances, dont le cobalt, trois terres rares, le tungstène et l'étain. Plusieurs explications à cela. Pour l'étain, il s'agit d'un déficit d'exploration, car l'industrie minière a sous-investi dans ce domaine ces dernières années et l'on observe une diminution des réserves exploitables au regard de la croissance attendue de la demande. En ce qui concerne le tungstène, métal stratégique dans de nombreux secteurs dont l'aéronautique, nous sommes confrontés à une vulnérabilité de la chaine d'approvisionnement, car l'amont est contrôlé par un faible nombre d'acteurs. Enfin, pour le cobalt et les terres rares, éléments directement impliqués dans la transition énergétique, ils cumulent plusieurs facteurs de risques, dont les risques géopolitiques, l'absence de substituts performants et les capacités limitées de l'offre face à la demande anticipée.
Batiactu : Doit-on s'inquiéter pour l'avenir de la transition énergétique, dans ces conditions ?
Gaétan Lefebvre : Il existe effectivement un lien entre la transition énergétique et ces tensions sur les métaux. Mais tout dépendra des choix d'investissements publics et privés qui seront faits. Rien de certain ne peut être dit aujourd'hui quant aux dangers qui pèseraient sur la transition énergétique dans son ensemble pour cause de «pénurie de métaux rares». En effet, les scénarios peuvent être trompeurs. Beaucoup d'études faites sur le niveau de hausse de la demande de métaux liés à la transition énergétique sont fondées sur des hypothèses n'ayant pas toutes les mêmes valeurs. Un simple exemple est celui des objectifs politiques fixés. On peut ainsi facilement différencier le cas de pays comme la Chine, où les objectifs fixés sont contraignants et accompagnés de mesures et de jalons précis (10% des ventes des voitures neuves en 2019 seront des véhicules électriques ou hybrides, puis 12% en 2020). A l'inverse, ces mêmes objectifs en Europe ne semblent pas accompagnés de plans contraignants (exemple : fin des véhicules thermiques en 2040), ce qui appelle à prendre du recul sur leur impact de court terme pour toute consommation chiffrée en ressources minérales.
Pour résumer, si l'on peut dire que la transition énergétique est bel et bien enclenchée à l'échelle mondiale, il est encore impossible de dire quelles seront les solutions et les technologies qui domineront demain nos «économies décarbonées». Ces technologies évoluent encore très vite et une grande part des investissements dans les infrastructures correspondantes n'est pas encore faite. Pour tout choix technologique donné, l'investissement initial est considérable : pour chaque million de véhicules électriques et hybrides mis en circulation, c'est 2 milliards de dollars d'infrastructures qui sont nécessaires sur le modèle «batteries Li-ion» selon P. Koller, PDG de Faurecia ; et de 4 à 6 milliards de dollars sur le modèle «pile à combustibles».
Or, l'utilisation de ressources minérales dépend directement de ces choix. La part de risque est indéniable. D'autres modèles sont très prometteurs, tels que les batteries au vanadium pour le stockage à grand volume de l'énergie intermittente d'origine éolienne ou solaire, portées notamment par le milliardaire R. Friedland. Si cette solution est adoptée, les besoins en vanadium seraient en effet multipliés. Seulement, ce développement n'aura pas lieu à grande échelle sans investissements conséquents, à la fois publics et privés.
Batiactu : C'est donc ainsi que des tensions pourraient apparaître...
Gaétan Lefebvre : Comme l'exemple du vanadium, c'est l'émergence de nouveaux marchés qui est propre à faire surgir des tensions sur une ressource donnée. D'une part car elle entraîne des compétitions d'usages avec les secteurs et utilisateurs traditionnels. D'autre part, car elle peut transformer radicalement toute la chaîne de production et remettre en question les modèles d'exploitation, d'échange et de cotation utilisés auparavant. Les marchés du lithium et du cobalt subissent actuellement ces transformations et le jeu d'acteurs en est profondément modifié.
L'expérience montre néanmoins que la plupart des crises sur les métaux sont ponctuelles et conduisent à la création de nouveaux équilibres. La nouveauté d'une telle étude est ici plutôt d'inciter à une réflexion sur les impacts de l'exploitation de nouvelles matières premières en amont du développement des filières, plutôt que des critères uniques de prix/performance.