ENTRETIEN. A l'occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte, le 5 mai 1821 sur l'île Sainte-Hélène, Batiactu revient sur les acquis du Consulat et du premier Empire en matière d'architecture, de construction et d'urbanisme. Entretien avec Chantal Prévot, responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon.
Le bicentenaire de la mort de l'empereur Napoléon Ier, ce 5 mai 2021, donne l'occasion de revenir sur les acquis architecturaux et urbanistiques des périodes du Consulat et du premier Empire. Embellissement et aération de la capitale, vie des compagnons de chantier, travaux d'infrastructures... Chantal Prévot, responsable des bibliothèques de la Fondation Napoléon, en dit plus à Batiactu.
Batiactu : Dans quel état se trouve le pays lorsque Napoléon Bonaparte prend le pouvoir par le coup d'État du 18 brumaire ?
Chantal Prévot : En 1800, nous sommes au bout d'une décennie révolutionnaire. Période durant laquelle il n'y a pas vraiment eu de constructions privées, encore moins publiques. Les villes et les routes sont peu entretenues. Les ventes de biens nationaux sont nombreuses, à commencer par les couvents qui avaient une extraordinaire emprise au sol dans les villes. C'est notamment le cas au sein de la capitale. Avec la fermeture des couvents parisiens, vont se libérer 400 hectares de terrain. Il s'agit d'une libération foncière sans équivalent depuis. Cette surface va être l'occasion de tracer de nouvelles voies, comme la rue de Rivoli (qui s'étale sur l'emprise de cinq couvents), ou encore les rues de Castiglione ou de la paix (à l'époque baptisée rue Napoléon). Par ailleurs, il faut rappeler qu'il était d'usage, à l'époque, de ne pas détruire pour reconstruire ; on ne construisait que sur un terrain vierge. D'où le fait que l'on va aussi investir les pourtours des villes, à l'image de la construction de l'Arc de triomphe.
Napoléon a aussi souhaité marquer la ville de monuments glorieux, même si du fait de la relative brièveté de son règne (quinze ans), de nombreux travaux qu'il a commandés ne vont pas être terminés sous son autorité. Son projet général pour la capitale était de faire de Paris la plus belle ville de l'univers, ce qui constituait une préoccupation assez nouvelle, car sous l'Ancien régime, à partir du moment où la cour avait quitté Versailles, les souverains ne s'étaient plus beaucoup intéressés à Paris. La capitale était un peu laissée à l'abandon. En 1889, la tour Eiffel constituera d'ailleurs le point d'exclamation de cette politique de grands monuments symboles de la puissance française.
"Un début de préoccupation pour la santé publique"
Batiactu : Quelles sont les préoccupations émergentes, lors de cette période, en matière d'aménagement et d'urbanisme ?
Ch. P. : A l'époque, Paris est en peau de léopard, avec énormément de zones de campagne, qui voisinent avec des quartiers d'habitat très dense. Les deux coexistent, ce qui n'empêche pas la densité de Paris d'équivaloir avec celle de la Manille actuelle. Par ailleurs, tous les témoignages concordent : la capitale, à l'époque, est sale, boueuse, mal éclairée. De nombreux parisiens tombent malades à cause des miasmes. Il faut donc aérer la ville, les rues, faire en sorte que les ordures ne soient plus visibles ou assez rapidement évacuées au dehors. On suit alors la même logique que celle de l'éloignement des cimetières des centre-ville, concrétisée dès les années 1760-1770. Il s'agissait de dégager la ville des pourritures, au sens large. Nous pouvons à ce titre parler d'un début de préoccupation en matière de santé publique.
"Un immense travail d'ingénierie, le canal de l'Ourcq"
Batiactu : Quelles sont les grandes phases de travaux lancées par Napoléon Ier ?
Ch. P. : Une première phase de travaux nous emmène jusqu'en 1810, caractérisée par l'édification de monuments glorieux comme la colonne Vendôme ou l'Arc de triomphe. Après 1810, les guerres sont à l'origine d'un assèchement des finances, et Napoléon ressent une certaine lassitude car les projets de construction ne se concrétisent jamais assez vite pour lui. Il a aussi la volonté de faciliter la vie quotidienne de ses sujets d'un point de vue totalement pratique. Ainsi, des travaux sont lancés pour améliorer la disponibilité de l'eau, car il n'y en a pas assez dans les fontaines parisiennes. Cela donnera lieu à un immense travail d'ingénierie, le canal de l'Ourcq, projet datant de l'Ancien régime mais mis en place par Napoléon. Cent kilomètres sont à creuser avec une pente qui doit rester identique tout au long de l'ouvrage. C'est un formidable effort d'ingénierie civile du bâtiment qui va d'une part amener davantage d'eau potable vers la capitale, mais aussi servir de canal de flottaison pour des bateaux légers. Deux autres canaux vont voir le jour, ceux de Saint-Martin et Saint-Denis, ce dernier permettant de couper une boucle de la Seine. De nouvelles fontaines sont également construites dans les rues, comme celle du Fellah (VIIème arrondissement de Paris), qui existe toujours aujourd'hui. L'époque connaît aussi un développement des égouts, puisque lorsque cinq abattoirs seront construits en périphérie, ils seront intégrés dans les projets. Les décideurs commencent ainsi à avoir une vision globale des opérations de construction. Les abattoirs, soit dit en passant, rejoignent la préoccupation d'hygiène que nous évoquions précédemment : les bouchers tuaient les animaux dans leur cour, ou sur le trottoir, ce qui amenait les citadins à se plaindre des odeurs, des cris, des accidents causés par des bêtes qui s'évadaient.
Enfin, vont être construits des marchés supplémentaires et couverts, dont il reste de nos jours celui de Saint-Germain-des-Près, à Paris. Napoléon institue aussi des greniers d'abondance, contenant des réserves de blé, visant à rassurer la population. Pour fluidifier le trafic d'une capitale très embouteillée, il va être aussi décidé de démolir la forteresse du Châtelet. Cela dégagera la place, permettant à la rue Saint-Denis, très commerçante, d'avoir un débouché sur la Seine. Quatre nouveaux ponts sont aussi bâtis, dont le premier Pont des Arts.
"On retrouve déjà, à l'époque, une difficulté de compréhension entre les architectes, plutôt 'artistes', et les ingénieurs, plutôt 'scientifiques'"
Batiactu : Sur qui s'appuie Napoléon Bonaparte pour réaliser ses projets ?
Ch.P. : Napoléon va s'appuyer sur un corps d'ingénieurs formidablement bien formés, issus de l'école polytechnique, créée sous la Révolution mais qu'il a mise en forme. L'une des écoles d'application en sont les Ponts-et-chaussées, créée également sous l'Ancien régime. L'empereur va également s'appuyer sur des architectes formés aux Beaux-arts, qui pratiquent aussi l'urbanisme - les deux plus importants étant Percier et Fontaine. Tous les architectes du premier empire ont été formés sous l'Ancien régime. Ils sont allés à Rome, et ne jurent que par la grammaire antique. On retrouve déjà, à l'époque, une difficulté de compréhension entre les architectes, plutôt 'artistes', et les ingénieurs, plutôt 'scientifiques'.
Batiactu : De quelles données dispose-t-on au sujet de la dimension économique et sociale du secteur de la construction ?
Ch.P : Comme tout souverain, Napoléon a eu le souci de donner du travail à la population. La Révolution avait asséché les chantiers, nous l'avons vu. Et il avait tout intérêt, au sortir d'une période agitée, que chacun dispose d'un emploi et d'un revenu. Pour évaluer les effectifs dans ce secteur, à Paris, nous disposons d'une enquête du préfet de police. Il indique qu'en 1807 il y avait à peu près 100.000 ouvriers à Paris, sur une population de 500.000 habitants. Parmi eux, on dénombrait 24.000 en activité dans le secteur de la construction : terrassiers, paveurs, plâtriers, carreleurs… Les maçons sont les plus nombreux, viennent ensuite les menuisiers (charpente, fenêtres…) puis les serruriers. Il existait à l'époque énormément de préjugés, de la part des élites, sur ces professionnels. Les couvreurs, par exemple, étaient soupçonnés d'être des voleurs puisqu'ils pouvaient entrer dans les logis en se faufilant par la toiture. Les serruriers étaient vus comme grossiers, ivrognes et débauchés. A l'inverse, les vitriers étaient vus comme des personnes ayant des mœurs très douces.
Les ouvriers du bâtiment, population volontiers considérée comme "frondeuse"
Plus généralement, on considérait cette population comme volontiers frondeuse. Ils avaient en effet de multiples occasions de se réunir sur les chantiers. Enfin, ces ouvriers consommaient beaucoup d'alcool pour supporter la difficulté des travaux qu'ils réalisaient. Existait en effet cette idée, à l'époque, que dans le vin il y avait de la force - et nous parlons d'une époque où Paris comptait 1.200 débits de boisson. Les Parisiens vivaient en dehors de leurs petits appartements, passaient leurs soirées dans les cafés.
Un point intéressant à noter au sujet de la vie des ouvriers de chantier est ce que l'on appelle les "migrations internes" au sein du pays. Certains travaillant à Paris venaient en effet de province, montaient ou descendaient à la capitale pour l'été et revenaient ensuite chez eux, passer l'hiver avec de quoi vivre. Les tailleurs de pierre venaient ainsi du Calvados et de la Manche, les maçons plutôt de la Creuse et de la Haute-Vienne, régions très pauvres à l'époque. Certains restaient à Paris l'hiver, comme les plus jeunes qui venaient tenter leur chance dans la capitale, en vivant dans des hôtels misérables (les "garnis", l'équivalent des marchands de sommeil de nos jours).
Batiactu : Pour en revenir à la vie du chantier, le souci de l'amélioration des conditions de travail n'était probablement pas au goût du jour…
Ch.P. : Les gens étaient conscients qu'il existait ce que nous appelons aujourd'hui des maladies professionnelles : les terrassiers et les paveurs, par exemple, étaient sujets à des déformations de la colonne vertébrale. Les peintres souffraient de problèmes digestifs, du fait des produits chimiques utilisés qu'ils respiraient. Les maçons et plâtriers souffraient d'affections pulmonaires du fait des particules volatiles.
"Les gens étaient conscients qu'il existait ce que nous appelons aujourd'hui des maladies professionnelles"
Batiactu : La vague de travaux ayant eu lieu durant le premier Empire ne se limite pas à Paris…
Ch.P. : Beaucoup de ponts ont en effet été construits durant cette période, sur tout le territoire. Notamment dans le sud-ouest où Napoléon va passer en faisant des aller-retours entre la France et l'Espagne. Dès qu'il s'arrête quelque part et estime que les choses ne vont pas, il lui suffit de dire qu'un pont doit être construit à tel endroit. La volonté impériale coupe court à toute incertitude administrative. Certains de ces édifices sont encore debout de nos jours, comme le pont de Pierre à Agen ou le pont Napoléon Ier à Aiguillon (Lot-et-Garonne). La route du Simplon, qui permet de relier la France à l'Italie, était un chemin muletier, mais va devenir carrossable dans l'objectif de développer le commerce et faciliter le mouvement des armées.
De grands travaux ont également été entrepris dans les villes de Bordeaux, Marseille, Lyon, où la place Bellecour, qui avait été endommagée durant la Révolution, est réaménagée. La création du corps préfectoral facilite les choses en créant un lien direct entre l'État et les territoires. Ainsi, nous pouvons dire que cette période a véritablement symbolisé le redémarrage des grands travaux, et plus généralement le redémarrage d'un pays tout entier.