CONTESTATION. Les architectes se sont mobilisés, ce 17 mai 2018, contre le projet de loi Elan. Mais quelles sont les raisons de leur colère ? Suppression de l'obligation de concours, allègement de l'avis des architectes des bâtiments de France, absence de consultation... Batiactu fait le point.
Ce 17 mai 2018, les architectes ont sonné la charge contre le projet de loi Elan [le ministère de la Cohésion des territoires a depuis réagi auprès de Batiactu à ce sujet, NDLR]. Ils ont manifesté à Paris, mais également en régions, où de nombreux rassemblements se sont tenus.
"Non aux villes bidon !"
Ils ont notamment répondu présents, lors d'une manifestation qui s'est tenue à 17h place du Palais-Royal, à Paris, à deux pas des locaux du ministère de la Culture. Les slogans étaient clairs : "Écoutez les architectes !" et "Non aux villes bidon !".
La réponse du ministère de la Cohésion des territoires aux revendications des architectes, publiée par Batiactu dans le courant de la journée du 17, n'a pas du tout convaincu les architectes présents à la manifestation. Denis Dessus, président du Conseil national de l'ordre des architectes (Cnoa), a ainsi estimé qu'elle revenait à un "Allez vous faire voir".
"Des bureaucrates qui ne comprennent pas comment on fait la ville"
Mais les professionnels présents ont tenu à le faire savoir : pour eux, ce n'est que le début de la lutte. "Nous avons à faire à des bureaucrates à qui il faut expliquer l'architecture, et qui ne comprennent pas comment on fait la ville", tempête un architecte présent au Palais-Royal. Un autre voit dans le projet de loi Elan un moyen de privilégier des "méga-opérateurs" qui feront travailler des grandes entreprises générales avec de l'argent public, au détriment des PME locales. L'idée généralement partagée était celle de dire que le combat n'était pas celui d'une corporation, mais qu'il s'agissait d'une lutte citoyenne.
Quoi qu'il en soit, une délégation de représentants des architectes a été reçue au ministère de la Culture, à l'issue de la manifestation :
La ministre Françoise Nyssen vient d'ailleurs d'annoncer la mise en place de deux groupes de réflexion : le premier sur le "désir d'architecture", le second sur le rôle de l'architecte dans la qualité de l'habitat. Ce dernier "sera chargé de formuler des propositions pour valoriser le rôle de l'architecte dans le processus de production de logement de qualité, et pour équilibrer la relation entre maître d'ouvrage et maître d'œuvre, de l'émergence du projet à la réalisation", précise la rue de valois. Un geste qui vient un peu tard, selon des architectes questionnés sur le sujet. Et qui est porté par le ministère de la Culture, qui n'a pas la main sur le projet de loi Elan, piloté à la Cohésion des territoires.
Lancement du collectif "Ambition logement"
Plus tôt, dans la matinée du 17 mai, a eu lieu une conférence de presse où a été officialisée la création du collectif "Ambition logement", réunissant les organisations impliquées dans la contestation (1). Un site internet a été créé pour l'occasion, et il est question de faire de ce collectif un "mouvement". L'ensemble des organisations a pu, lors de cette réunion, préciser quels sont les points qui concentrent la colère.
Bien sûr, il y a le point déjà évoqué à plusieurs reprises de la suppression de l'obligation de concours d'architecture pour les organismes de logements sociaux. "Julien Denormandie a dit que les concours d'architecture avaient coûté 500 millions d'euros, c'est faux !", a ainsi affirmé Denis Dessus. "Dans le concours, on achète un projet. Mais une conception-réalisation se fait sur un avant projet sommaire, donc forcément c'est beaucoup plus cher." Les architectes ont par ailleurs rappelé que plusieurs acteurs du logement social les soutenaient (Batiactu avait ainsi interviewé Hélène Schwoerer, de Paris Habitat, et Michèle Attar, directrice générale de Toit et joie du groupe Poste habitat).
"Nous demandons à l'État de prendre un peu de hauteur sur ce sujet", a pour sa part affirmé Christine Leconte, présidente du Conseil régional de l'ordre des architectes d'Île-de-France (Croaif). "Constituons ensemble une équipe et demandons un dialogue avec les pouvoirs publics. Il ne faut pas voir cela comme une opposition au secteur du logement social mais comme un moyen de répondre aux besoins de tous."
"En 1977, la loi sur l'architecture avait été conçue pour contrebalancer ce qui avait, en matière de construction, été fait trop vite."
C'est la qualité du logement, en France, qui pourrait être impactée par les modifications législatives à venir. "Nous sommes préoccupés par la qualité de l'habitat de demain", a ainsi indiqué un responsable de la Fédération nationale des CAUE. "Souvenons-nous qu'en 1977, la loi sur l'architecture avait été conçue pour contrebalancer ce qui avait, en matière de construction, été fait trop vite." La situation est comparable aujourd'hui, visiblement. "Idem : nous voulons construire plus, simplifier les procédures et raccourcir les délais. Il faudrait plutôt donner envie de construire, donner le goût de l'architecture aux bailleurs sociaux, élus et habitants. Supprimer le concours, c'est prendre un risque énorme."
Inquiétude vive du côté des architectes des bâtiments de France
L'inquiétude est tout aussi vive du côté des architectes des bâtiments de France (ABF), du fait de l'article 15 du projet de loi. Pour rappel, celui-ci vise à rendre seulement consultatif l'avis rendu par l'ABF dans le cadre de la délivrance des autorisations d'urbanisme pour différents types d'opérations (traitement de l'habitat indigne dans les secteurs protégés au titre du patrimoine et installation d'antennes relais de radiotéléphonie mobile).
Pourtant, d'après les ABF, il n'a jamais été démontré que les avis conformes (c'est-à-dire qui peuvent bloquer la réalisation d'une opération, ce que ne peut pas un avis consultatif) constituaient un "préjudice lourd". "Le refus n'intervient seulement que dans une poignée de cas", explique un porte-parole. "Faut-il légiférer sur un point qui ne concerne qu'une dizaine de projets ?" D'après l'association nationale des ABF, les avis émis ne bloquent que 0,1% des projets. "En réalité, les avis défavorables conduisent à modifier le dossier de façon à permettre une meilleure intégration du projet en fonction des enjeux propres au territoire. Le projet est ainsi accepté... après discussion."
"Les lobbies des majors et des bailleurs sociaux ont permis de pondre ce projet de loi"
Les professionnels présents ont également déploré l'absence de concertation. "C'est extrêmement dommage", regrette Régis Chaumont, président de l'Unsfa. "Il n'y a eu qu'une pseudo-consultation au mois d'août, sans rencontres avec les principales organisations. Les lobbies des majors et des bailleurs sociaux ont permis de pondre ce projet par lequel le financement public risque de disparaître au profit de l'argent privé." La Confédération nationale du logement partage ce point de vue : "L'objectif est d'améliorer la rentabilité du secteur du logement, qui devient un business comme un autre. C'est un massacre qui a commencé avec la loi Barre en 1977. Il s'agit aujourd'hui de se loger soi-même, sans plus rien attendre de l'État."
Le Cnoa se "heurte à un mur"
La Confédération nationale du logement, elle, évoque un point qui était passé relativement inaperçu : "En l'état actuel des choses, les maires ont le droit de s'opposer à la vente de logements sociaux. Mais le projet de loi veut supprimer ce droit de véto. C'est gravissime !"
Le Cnoa reconnaît en tout cas, pour l'instant, se "heurter à un mur" face aux pouvoirs publics. "Nous n'arrivons pas à nous faire entendre. Mais nous ne baisserons pas les bras, nous nous bagarrerons sur tout, les décrets et arrêtés à venir, chacun dans notre rôle."
(1) APF France handicap, Confédération nationale du logement, Droit au logement, Fédération nationale des CAUE, Groupement pour l'insertion des personnes handicapées physiques, Ordre des architectes, Syndicat national du second oeuvre, Syndicat de l'architecture, Union nationale des étudiants en architecture et paysage, Union nationale des syndicats français d'architectes.