ENTRETIEN. Le projet de loi Elan prévoit d'affaiblir le rôle des Architectes des bâtiments de France (ABF) dans le cas, par exemple, de l'installation d'antennes relais. Saadia Tamelikecht, chef de l'unité départementale d'architecture et du patrimoine de Seine-Saint-Denis, réagit à cette disposition pour Batiactu.
Les députés viennent de voter une disposition de la loi Elan qui consiste à transformer les avis contraignants des architectes des bâtiments de France (ABF) en avis "simplifiés", donc non-contraignants. Cette disposition concerne deux cas : l'habitat indigne dans les secteurs protégés au titre du patrimoine et les projets d'installations d'antennes relais de radiotéléphonie mobile. Un coup de canif dans les responsabilités des ABF. Saadia Tamelikecht, chef de l'unité départementale d'architecture et du patrimoine de Seine-Saint-Denis, doute sur cette disposition contribue fortement à l'accélération des projets.
Batiactu : Quelle est votre réaction à la lecture de ces dispositions de la loi Elan concernant les ABF ?
Saadia Tamelikecht : Je tiens à rappeler en premier lieu que les architectes des bâtiments de France ne sont évidemment pas opposés à la couverture numérique des territoires ou à la création de logements dans les centres anciens. C'est même l'inverse qui est vrai : tout ce qui amène de la vie, de l'activité économique, va dans le sens de la vie du patrimoine. Ce ne sont donc pas les ABF qui, dans ce cas, vont à l'encontre d'une loi, c'est plutôt un projet de loi qui essaie d'éviter, dans certains cas, le recours aux ABF, dans l'espoir de faire avancer plus vite certains projets.
Batiactu : Le Gouvernement y parviendra-t-il par ces mesures ?
Saadia Tamelikecht : Il est possible que dans une cinquantaine de cas, parmi les 400.000 demandes que nous recevons chaque année, cela permette une accélération. Mais fallait-il légiférer pour cela ? J'en doute. La France est un pays qui a une culture d'exigence en matière de démocratie locale, d'ingénierie au niveau des territoires. Il est vrai que le pouvoir dont dispose l'ABF est un peu intrusif, c'est une singularité française. Mais son but est de défendre l'intérêt national, à travers la défense du patrimoine. Nous pouvons comprendre que certains aient envie de s'en débarrasser. Je rappelle toutefois que de nombreux autres acteurs que les ABF sont impliqués dans les projets, et que leurs vues ne sont pas toujours concordantes. Le temps de discussion nécessaire pour qu'ils tombent d'accord est aussi chronophage pour eux et rallonge le temps de préparation.
"Laissons à chaque acteur le soin de faire son travail. Le projet devient ainsi le fruit de l'intelligence collective."
Batiactu : Comment se passent les échanges avec les fournisseurs impliqués dans l'installation des antennes relais ?
Saadia Tamelikecht : Nous les rencontrons au moins une fois par an, pour nous accorder sur les grands principes et leur présenter deux cas pratiques. Nous sommes à leur écoute et savons qu'ils sont soumis à des contraintes de la part des pouvoirs publics qui se sont engagés à aller vite sur la couverture du territoire en très haut débit. Il est vraiment rare que l'on refuse un projet, et lorsque nous le faisons, celui-ci revient ensuite sous une autre forme qui nous convient et reçoit notre aval. Bien sûr, les ABF sont des êtres humains, et commettent parfois des erreurs. Mais je le répète : la politique du patrimoine n'est pas en conflit avec la politique d'aménagement du territoire ! Cette disposition du projet de loi Elan donne l'impression d'un renversement dans la hiérarchisation des priorités : comme si le droit au logement passait devant le droit au patrimoine et à la culture. Cela pourrait être regrettable, à l'avenir.
"Certains projets peuvent être très, voire trop influencés par la dimension financière."
Batiactu : Le Gouvernement pourrait vous répondre : 'Si cela ne concerne qu'une cinquantaine de cas par an, pourquoi vous opposer à cette mesure ?'. Que répondriez-vous ?
Saadia Tamelikecht : Pour l'instant, il est difficile de savoir quelles seraient les conséquences d'une telle mesure. Il faut savoir que les ABF passent une grande partie de leur temps à faire des consultations. L'obligation du recours à l'ABF incite en effet les maîtres d'ouvrage à se tourner vers nous au plus tôt pour bien ficeler leur dossier. Si l'obligation d'obtenir notre feu vert saute, il y a très peu de chances pour qu'ils continuent à nous consulter. Ainsi, le nombre de dossiers concernés pourrait être supérieur à une cinquantaine. Par ailleurs, certains projets peuvent être très, voire trop influencés par la dimension financière. En France, nous utilisons beaucoup d'argent public, et nous gardons, notamment depuis la crise de 2008, une certaine distance quant à la finance à-tout-va. Il y a une limite très claire. Et cela ne va pas à l'encontre de la qualité des projets, y compris de leur qualité en termes économiques. Il m'est ainsi arrivé de refaire faire un projet à un maître d'ouvrage, dont les grandes lignes collaient trop directement à des intérêts financiers. L'opération s'en est trouvée bonifiée, et a été rapidement commercialisée. La meilleure manière de construire un projet est donc, peut-être, de laisser à chaque acteur le soin de faire son travail. Le projet devient ainsi le fruit de l'intelligence collective.
Batiactu : Les architectes ont souvent recours à cet argument de 'l'intelligence collective' dans leur défense de l'obligation de concours d'architecture pour les organismes de logement social...
Saadia Tamelikecht : C'est un autre sujet, mais ce constat peut effectivement se vérifier dans plusieurs situations. J'ajoute que l'ABF peut également jouer un rôle d'assistance à la maîtrise d'ouvrage, dans des communes où il y a une difficulté à trouver ce genre de services, et où les maîtres d'ouvrage sont parfois démunis.
"Stéphane Bern est un allié du patrimoine, il a une passion pour ce sujet."
Batiactu : Stéphane Bern, aux commandes d'une mission pour le patrimoine, a publiquement exprimé une inquiétude par rapport à ces dispositions visant le rôle des ABF...
Saadia Tamelikecht : Cela ne me surprend pas. Depuis le temps qu'il travaille dans ce domaine, il doit bien mesurer le travail que réalisent les ABF au quotidien. Stéphane Bern est un allié du patrimoine, il a une passion pour ce sujet. Il a l'œil pour repérer tout ce qui n'est pas en harmonie en la matière. Nous avons d'ailleurs contribué à création de la liste de bâtiments patrimoniaux prioritaires à rénover.