ENTRETIEN. Est-ce que la Chine est le grand gagnant de la transition énergétique ? Les transitions énergétique et numérique sont-elles dépendantes du marché des métaux rares ? Ce sont en tout cas les thèses du journaliste Guillaume Pitron, auteur de La Guerre des métaux rares. Gaétan Lefebvre, économiste des ressources minérales au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), a lu pour Batiactu son livre, et nous apporte son expertise.

Le livre du journaliste Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares, a fait beaucoup parler ces dernières semaines, notamment sur Batiactu. Pour rappel, l'auteur affirmait notamment que la Chine était le "grand gagnant de la transition énergétique", et que du fait de la dépendance des nouvelles technologies aux métaux rares, les transitions énergétique et numérique n'étaient pas si écologiques que ce que l'on pouvait imaginer.

 

Gaétan Lefèbvre, économiste des ressources minérales au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), a lu pour nous ce livre et nous donne son analyse sur ce sujet.

 

Batiactu : Vous avez lu La Guerre des métaux rares de Guillaume Pitron. Qu'en avez-vous pensé en tant que spécialiste des ressources minières ?

 

Gaétan Lefebvre : La publication de ce livre est très positive pour nous qui travaillons dans ce domaine, car il attire l'attention du grand public et des médias sur un sujet essentiel et souvent oublié, celui de l'importance des ressources minérales dans la transition énergétique. A ce titre, de nombreux constats contenus dans cet ouvrage sont vrais. Ainsi, lorsque Guillaume Pitron dit que la transition énergétique a été pensée de manière hors-sol, c'est-à-dire sans prendre pleinement en compte les quantités de ressources primaires nécessaires et les conséquences en termes d'extraction, il a raison. C'est un message fondé qu'il est important de rappeler. Il est également vrai qu'il y aura, du fait de la dépendance de certaines de ces technologies aux métaux, un impact écologique en amont de la filière. Et cette pollution n'est pas visible dans nos centres-villes, elle est pour ainsi dire délocalisée. La dépendance au pétrole n'est donc pas résolue, mais transformée en une autre dépendance à d'autres ressources minérales, dont les métaux rares.

 

"Les métaux rares sont bel et bien indispensables aux transitions énergétique et numérique"

 

Batiactu : Les métaux rares ne sont pas les seules ressources concernées ?

 

Gaétan Lefebvre : Par certaines formules, Guillaume Pitron laisse parfois à penser que les nouvelles technologies seraient composées exclusivement de métaux rares. Ce n'est pas tout à fait exact. Les métaux rares sont bel et bien indispensables aux transitions énergétique et numérique, car ils fonctionnent comme des « vitamines » dans nombre de technologies, c'est-à-dire indispensables à leur fonctionnement, mais utilisés en très faibles quantités. Cependant, ce ne sont pas les seules ressources minérales concernées. Parallèlement, toute distribution d'électricité ne peut se faire sans cuivre ou aluminium, qui sont les meilleures substances conductrices connues à ce jour. Toute éolienne ne peut se faire sans acier, ni béton. Or, les ordres de grandeur de consommation de ces substances sont près de 250 fois supérieurs à celle des métaux rares (avec 25 millions de tonnes de cuivre utilisées chaque année contre 100.000 tonnes de cobalt par exemple). L'exploitation de ces substances pose elle aussi de sérieuses questions car leur rythme de croissance est considérable sur les dernières décennies. A un tel rythme (+2,85%/an), davantage de cuivre pourrait être extrait entre 2016 et 2040 que la totalité du cuivre extrait depuis le début son exploitation jusqu'à 2015.

 

 

Batiactu : L'auteur a-t-il raison d'insister à ce point sur le rôle de la Chine pour ce qui est des matières premières ?

 

Gaétan Lefebvre : Oui, tout à fait. Il est aujourd'hui indispensable de s'intéresser à la Chine pour comprendre la géopolitique mondiale des matières premières, dont la transition énergétique n'est qu'un aspect ou qu'un exemple. Les entreprises chinoises du domaine récoltent aujourd'hui les fruits d'une stratégie de long terme, mise en place dès les années 1980 par le gouvernement central. Celle-ci visait à transformer les ressources naturelles du territoire chinois en un moyen de pression politique international. Il y est parvenu grâce notamment à l'augmentation massive de capacités de production et la formation de conglomérats d'État en un temps très court. Ces entreprises réunissant de nombreux petits producteurs locaux ont vite pris une envergure internationale et été capables d'inonder le marché de métaux à des prix très bas. Les subventions du gouvernement central ont permis d'assurer leur rentabilité à long terme. Mais cette politique a eu un coût environnemental très élevé, comme rappelé dans l'ouvrage e Guillaume Pitron. Petit à petit, les acteurs chinois se sont rendu indispensables, ont réussi à contrôler jusqu'aux prix d'un grand nombre de métaux dont ils dominent désormais le marché. Aujourd'hui cette stratégie continue de se développer, évoluant vers les maillons en aval de la chaîne. Ainsi, la Chine ne s'intéresse plus à la matière première seule mais aux produits transformés à haute valeur ajoutée, devenant le fer de lance de la transition énergétique pour fournir au reste du monde éoliennes, panneaux solaires et voitures électriques.

"La sécurisation des besoins en ressources minérales n'est plus assurée en France"

 

Batiactu : Comment se positionne l'Occident, face à cette offensive ?

 

Gaétan Lefebvre : Un autre constat posé par Guillaume Pitron contient également une grande part de vérité, celui de la disparition de la notion de « souveraineté minérale » dans de nombreux pays occidentaux. Ce phénomène a suivi une forte dynamique de désindustrialisation de nos économies. Bien sûr les logiques sont plus complexes et il ne faudrait pas trop vite nommer des responsables, mais les conséquences sont observables. D'une part, les normes environnementales de plus en plus strictes, en Europe notamment, ont bel et bien joué en faveur d'une délocalisation de certaines activités industrielles polluantes vers des pays aux réglementations moins regardantes. D'autre part, les logiques de rentabilité économique prennent aujourd'hui souvent le dessus sur cette notion de souveraineté minérale. En d'autres termes, la sécurisation des besoins en ressources minérales d'une économie ou d'un pays n'est plus assurée, en particulier en France et en Europe, nous ne voyons pas se développer une quelconque souveraineté sur les métaux. C'est un paradoxe, car ces ressources sont pourtant jugées stratégiques, mais les investissements pour garantir leur approvisionnement et leur production de manière indépendante ne sont plus réalisés, souvent jugés inadéquats ou trop coûteux sur le court terme. C'est cette absence de politique qui rend les pays occidentaux dépendants de pays producteurs, tels que la Chine.

 

Batiactu : Se dirige-t-on réellement vers un risque d'épuisement des ressources naturelles ?

 

Gaétan Lefebvre : La notion d'épuisement est à double tranchant. D'un côté, elle est utile, car elle permet de s'interroger sur les rythmes de croissance de la consommation d'une substance donnée. En effet, la question est souvent posée sous la forme : « Au rythme d'exploitation actuelle, étant donné les ressources connues à ce jour, quand aurons-nous tout consommé ? ». Cependant, d'un autre côté, elle n'a pas de sens réel d'un point de vue géologique. Cette question n'est relative qu'à un niveau de connaissances et de technologies donné. Or, ces deux notions évoluent avec le temps et permettent donc toujours d'augmenter théoriquement la supposée « date d'épuisement » de la ressource. Mais d'autres problématiques émergent alors, notamment celle de la durabilité du modèle d'exploitation ainsi que celle du coût énergétique et environnemental supplémentaire pour extraire et transformer cette ressource, qui sont des questions d'un autre ordre. A l'échelle de l'humanité cependant, l'ingéniosité humaine a jusque-là souvent privilégié la substitution des ressources, avant même leur épuisement.

"La parfaite économie circulaire est une illusion"

 

Batiactu : Qu'en est-il du recyclage ?

 

Gaétan Lefebvre : Guillaume Pitron a raison de dire que nous ne parviendrons jamais à une parfaite économie circulaire et que c'est une illusion. Les promesses du recyclage sont des promesses limitées à partir du moment où les besoins sont croissants. Regardez le plomb : ce métal est recyclé à 100% depuis de nombreuses années, ce qui n'a pour autant jamais réduit son extraction. Cela ne veut pas dire pour autant que le recyclage ne doit pas être promu et soutenu financièrement, car il coûte cher, notamment énergétiquement. Mais il doit être vu davantage comme une réduction du gaspillage et un apport ponctuel de matière, qu'une solution à part entière.

 

Batiactu : Guillaume Pitron en appelle également à une réouverture des mines. Cela vous paraît-il cohérent ?

 

Gaétan Lefebvre : Bien sûr, cette idée est provocatrice. Néanmoins, je crois que ce que Guillaume Pitron veut faire comprendre à travers cela, c'est que contrairement à une idée très répandue dans nos cultures actuelles, les mines ne sont pas démodées ou « d'un autre temps ». Ceci est le cas tout simplement parce que nos consommations de matières premières n'ont pas changé, et se sont même transformées vers une consommation d'autant plus intense de ressources minérales et de métaux. Tant que seront promues la croissance démographique et l'urbanisation, les mines seront nécessaires pour bâtir de nouvelles villes et loger de nouvelles populations. Il en va de même avec le réchauffement climatique : si l'on veut lutter contre celui-ci et que les solutions choisies sont l'énergie solaire et éolienne, il faut admettre la nécessité d'extraire les métaux adéquats à partir de mines pour construire ces équipements. Nier cette réalité serait hypocrite.

 

Au-delà de ça il est vrai que la France a encore des ressources inexploitées. S'il est faux de dire que l'on pourrait faire des 'mines propres', car toute activité industrielle a des impacts, ceux-ci pourraient aujourd'hui être limités et respecter des normes acceptables. Le réel problème semble plutôt être qu'à l'heure actuelle, la valeur de l'industrie primaire n'est plus reconnue chez nous. En termes économiques, la réouverture de mines pourrait être intégrée au re-développement d'une filière métallurgique et avoir un sens car les compétences dans ce domaine pourtant indispensable à toute économie sont en train de se perdre. Il faut également rappeler qu'une fois une politique de réouverture de mines lancée, il faudrait compter 20 ans pour en tirer les premiers bénéfices. Mais notons que dans d'autres pays européens, comme en Suède, en Finlande, en Espagne, ou en Angleterre, des mines ont été rouvertes ces dernières années et continuent de fonctionner.

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