SYNTHÈSE. Un an après l'incendie de la tour Grenfell, l'enquête publique est en cours outre-Manche. En France, le flou persiste toujours sur le nombre de bâtiments concernés par un potentiel risque, et sur les mesures concrètes de rectifications qui seront apportées à la réglementation incendie pour les bâtiments d'habitations. Un grand nombre de questions restent sans réponse.
Il y a un an, le 14 juin 2017, l'incendie de la tour Grenfell, au nord ouest de Londres, causait la mort de plus de 70 personnes. Aujourd'hui, une enquête publique est en cours outre-Manche, et en France le drame a déclenché une réflexion qui devrait aboutir à des modifications réglementaires.
Au cœur des préoccupations : les dizaines de milliers d'opérations d'isolation thermique par l'extérieur (ITE) réalisées dans le monde entier, ces vingt dernières années, et une question sur la présence de nombreux matériaux combustibles (dans les isolants, dans les panneaux de façade...) installés dans ce cadre.
La propagation du feu par les façades, en effet, brise une importante règle de sécurité, celle du compartimentage, c'est-à-dire la possibilité de maintenir le sinistre confiné à une certaine zone. C'est pourquoi depuis un an, des milliers d'audits de bâtiments ont été réalisés en Angleterre, en France, en Australie, en Nouvelle-Zélande... Avec la question de réintervenir éventuellement sur des bâtiments existants, opération très onéreuse mais qui semble parfois indispensable pour assurer la sécurité des habitants.
Batiactu, à l'occasion de ce triste anniversaire, vous propose un tour d'horizon des évènements passés depuis un an, et des suites possibles à envisager, notamment en France.
Quelles responsabilités ?
L'enquête publique est en cours au Royaume-Uni pour définir les responsabilités de chaque acteur (maître d'ouvrage, architecte, entreprise, gestionnaire, industriel...). Toutes les auditions, rapports d'experts, vidéos sont disponibles, en quasi-temps réel, sur un site dédié. De nombreux acteurs ont d'ores et déjà été entendus et ont avancé des éléments pour assurer leur défense. L'enquête doit durer au moins jusqu'à la fin de l'année.
Une chose est certaine, à ce point : les travaux de réhabilitation menés sur Grenfell sont à l'origine de l'ampleur du sinistre. En effet, sans réhabilitation, l'incendie, parti d'un réfrigérateur dans un appartement du quatrième étage, serait resté confiné à cet appartement, et aucune victime n'aurait été à déplorer - en vertu du principe de compartimentage. Un rapport d'experts a aussi prouvé que la résistance au feu de la façade était quasi-nulle, et visiblement en dehors des clous réglementaires.
"De pauvres gens sont morts parce que des gens riches ne voulaient pas voir où ils vivaient"
Quant au tribunal médiatique, il a surtout, dans un premier temps, largement accusé la municipalité locale de Kensington et Chelsea. Il s'agit de l'une des zones les plus riches d'Angleterre, la tour Grenfell étant notamment située à deux pas du fameux quartier cossu de Notting Hill. Il est reproché aux décideurs publics d'avoir fait pression pour diminuer les coûts au maximum, en choisissant notamment une solution moins résistante au feu (de l'aluminium à la place du zinc).
Cette thèse est notamment défendue par un rapport très exhaustif réalisé par les Architectes pour le logement social (Architects for social housing). "La vérité, c'est que de pauvres gens sont morts parce que des gens riches ne voulaient pas voir où ils vivaient. Et où ils mourraient", peut-on notamment y lire. L'idée étant que la tour Grenfell a été embellie, au coût le plus bas, pour améliorer l'aspect visuel du quartier. Aux dépends de la sécurité des locataires.
"Il n'est pas raisonnable et pas juste d'accuser des gens de savoir des choses qu'ils ne sont pas censés savoir."
Toutefois, ce point de vue très majoritaire a été battu en brèche par un autre travail colossal, plus récent, intitulé sobrement La Tour, réalisé par l'écrivain Andrew O'Hagan, publié dans la célèbre London review of books. Lui a tendance à prendre la défense de la municipalité. "L'idée que Feilding-Mellen [l'élu de la municipalité incriminée, qui a dû quitter sa maison après avoir reçu de nombreuses menaces, NDLR] et les autres responsables du conseil aient poussés pour installer un bardage moins cher et moins sécurisé est largement mise à mal par les échanges de mails entre ces personnes", écrit-il notamment. "Des centaines de conseil municipaux se concentrent sur les aspects de coûts et d'apparence esthétique du bardage, et non pas sur leur sécurité, lorsqu'on leur demande leur avis. L'inflammabilité n'a jamais été mentionnée. [...] En fait, Feilding-Mellen, loin de vouloir économiser de l'argent, affirme dans son mail du 18 juillet qu'il préfère l'option la plus chère. [...] Il n'est nulle part indiqué que le choix de l'aluminium, plutôt que du zinc, aurait des conséquences néfastes au vu de la sécurité de la tour. [...] Il n'est pas raisonnable et pas juste d'accuser des gens de savoir des choses qu'ils ne sont pas censés savoir. Les conseillers municipaux échangent entre eux et supervisent les budgets : ils ne décident pas sur les mérites d'un métal par rapport à un autre."
"Ce qui est conçu initialement dans le projet n'est pas ce qui est ensuite construit, et l'assurance de la qualité des matériaux et de la compétence des salariés intervenants manque cruellement"
Il incombera bien sûr à la justice britannique de définir qui a pris les mauvaises décisions et à quel moment. Ou bien de pointer du doigt la réglementation, à propos de laquelle Judith Hackitt, qui a rendu un rapport courant 2018, a affirmé qu'elle n'était pas assez stricte. "Ce qui est conçu initialement dans le projet n'est pas ce qui est ensuite construit, et l'assurance de la qualité des matériaux et de la compétence des salariés intervenants manque cruellement", précisait-elle entre autres. Des observations qui n'ont pas été sans rappeler des expériences vécues par les architectes français dans le cadre des contrats globaux.
Faut-il interdire les matériaux combustibles en façade ?
Outre Manche, les associations de victimes de la tour Grenfell demandent une interdiction des matériaux combustibles sur les bâtiments de grande hauteur. C'est déjà le cas en France sur les bâtiments de plus de 50 mètres, mais pas sur ceux de troisième (plus de trois étages, jusqu'à 28 mètres de haut) et quatrième familles (entre 28 et 50 mètres). Pour autant, de l'avis de nombreux experts interrogés, la résistance à l'incendie d'une façade est à estimer en pensant en termes de système de façade, et non de produits en particulier. Même si, bien évidemment, l'absence de produits combustibles en façade résout de facto le problème. Reste toutefois les questions de coût, les solutions non-combustibles pouvant être généralement plus onéreuses que les autres.
D'après des tests réalisés par le laboratoire Efectis sur une réplique de la façade de la tour Grenfell, c'est surtout, dans le cas d'un système avec lame d'air, la résistance au feu des panneaux de façade qui est décisive - la combustibilité ou non de l'isolant n'étant pas si importante dans cette conformation.
"A Grenfell, les fenêtres étaient plus ou moins cernées de produits combustibles"
Enfin, une autre question, et non des moindres, est à étudier : la combustibilité des cadres de fenêtres. Un élément notamment avancé par la société Arconic - qui a produit les panneaux en aluminium composite polyéthylène qui étaient posés sur Grenfell - pour sa défense lors de l'enquête publique. En effet, des feux de façade se sont propagés très rapidement sur des bâtiments de par le monde, sans pour autant faire de victimes, car le feu ne pénétrait pas, ou peu, à l'intérieur des bâtiments. Ici, c'est donc la question de la résistance des fenêtres, des cadres de fenêtres, et des produits installés autour, qui se pose. Il a été établi qu'à Grenfell, les fenêtres étaient plus ou moins cernées de produits combustibles, ce qui a bien sûr facilité la propagation du sinistre de l'intérieur à l'extérieur, puis à nouveau de l'extérieur vers l'intérieur.
Enfin, et cela concerne moins directement le secteur de la construction, les pompiers doivent adapter leurs codes à ces bâtiments existants sur lesquels ont été posées des ITE. Au Royaume-Uni, ce sont d'ailleurs les pompiers qui viennent d'être mis en cause, alors qu'ils avaient plutôt été soutenus et cités en héros jusque-là. En effet, ils ont appliqué la méthode du stay put (calfeutrez-vous dans votre appartement) plutôt que d'évacuer le bâtiment. En d'autres termes, ils ont appliqué la méthode qui fonctionne lorsque le compartimentage, c'est-à-dire la limitation du sinistre à une zone bien précise, fonctionne. Sans tenir compte du fait que l'incendie se déployait par la façade pour passer d'un compartiment à l'autre. Il est envisagé outre-Manche qu'une part non-négligeables des victimes soient à déplorer du fait que le bâtiment n'ait pas été évacué dès que possible.
Dans quelle mesure faut-il réintervenir pour sécuriser des façades existantes ?
Au vu des dizaines de milliers d'ITE réalisées depuis des dizaines d'années dans le monde entier (le réassureur Swiss Re fait de ce sujet l'un de ses dix-huit points d'alerte dans un rapport récent), se pose bien sûr la question d'auditer et, si besoin est, réintervenir sur les façades pour les sécuriser. Au Royaume-Uni, une partie du problème est réglée : l'État financera à hauteur de 450 millions d'euros le remplacement d'une centaine d'ITE en logement social. Reste à trancher la question du secteur privé, sujet sur lequel les assureurs sont évidemment impliqués - certains appartements ont vu en Angleterre leur valeur divisée par dix parce que l'immeuble qui les abritait était recouvert du même produit de façade qu'à Grenfell.
En France, il y a au moins un précédent d'une telle réintervention sur façade. A la suite d'un sinistre en 2012, les gestionnaires de la tour Mermoz, à Roubaix, ont remplacé les panneaux de façades (du même type qu'à Grenfell) sur trois tours jumelles de quatrième famille. Les frais sur deux des trois tours (la troisième, touchée par le sinistre, est toujours en cours de réhabilitation) sont de 1,5 million d'euros, payés par Lille métropole habitat, le bailleur.
Combien de bâtiments sont concernés en France ?
Le Centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB) a été sollicité, dans les jours qui ont suivi Grenfell, par le ministère de la Cohésion des territoires pour faire un audit de la sécurité incendie dans les bâtiments d'habitation. Le rapport, rendu dans un temps record de dix jours, et unanimement salué pour sa qualité par les professionnels du sujet, pointe la faille sécuritaire qui existe pour les bâtiments de quatrième famille, du fait du très fort développement des ITE. "Une personne qui travaille dans un immeuble de bureaux de 40 m, donc classé IGH, à la façade incombustible isolée en laine minérale, sera protégée par un dispositif très complet de sécurité active et passive. La probabilité de déclenchement et d'extension d'un incendie sera faible, la probabilité de survie forte. Rentrant dormir chez elle dans un immeuble d'habitation de 40 m, donc classé en 4e famille, à la façade couverte d'isolants combustibles, elle a plus de risques d'avoir à affronter en cas de départ de feu une alarme plus tardive, une propagation plus rapide et plus étendue des flammes et des fumées par l'intérieur et par l'extérieur, tout en étant hors de portée des échelles des pompiers", résume un article de Qualité construction écrit sur le sujet.
Le ministre Jacques Mézard interpellé par un député sur le sujet
C'est pourquoi le rapport du CSTB préconisait aussi un audit de sécurité incendie sur les bâtiments de quatrième famille. Les pouvoirs publics ont entendu le message, et ont demandé, en juillet 2017, qu'un audit soit réalisé pour savoir combien de bâtiments, en France, pourraient présenter un risque comparable à celui de la tour Grenfell. Ce travail, dans lequel les préfets sont mobilisés, est annoncé toujours en cours. Plusieurs sources crédibles nous ont pourtant avancé des chiffres. Pour certaines d'entre elles, une cinquantaine de bâtiments seulement seraient concernés en France ; pour d'autres "plusieurs milliers". Ces deux indications n'étant pas nécessairement contradictoires, puisque tout dépend de l'endroit où l'on place le curseur : s'il s'agit de dénombrer des immeubles de quatrième famille sur lesquels a été posée une ITE contenant des produits combustibles, on arrive probablement à des milliers. S'il s'agit de bâtiments sur lesquels on retrouve exactement le même système de façade, la même conformation des matériaux, on arrive peut-être à quelques dizaines. Et, même dans ce cas-là, le risque n'est pas forcément avéré. Quoi qu'il en soit, peu importe le nombre exact d'immeubles concernés, un seul risque de sinistre suffit pour rendre urgente une intervention.
Le Gouvernement, récemment sollicité à ce sujet par le député Thibault Bazin (LR), a assuré par la voix de Jacques Mézard, ministre de la Cohésion des territoires, que ces travaux étaient toujours en cours et déboucheraient "vraisemblablement" sur une réforme réglementaire.
Quelles suites réglementaires sont envisagées en France ?
De quelle nature seront ces évolutions réglementaires ? La première est la création des immeubles de moyenne hauteur (IMH) dans la loi Elan.
Le texte vient ainsi acter, par son article 10 et la création de ces IMH, le renforcement de la sécurité incendie, "notamment concernant la propagation d'incendie par les façades", précisent les pouvoirs publics dans l'exposé des motifs. Un point sur lequel "les immeubles d'habitation ont une réglementation trop permissive". "Les faiblesses de la réglementation pour cette tranche de hauteur [28-50 mètres, NDLR] ont été pointées dans le rapport qui a suivi l'incendie de la tour Grenfell." Des décrets seront publiés dans un second temps contenant les détails du renforcement réglementaire pour les incendies de façade. Difficile de savoir, pour l'instant, si l'on se tournera vers un élargissement de l'interdiction de produits combustibles en façade, ou vers une limitation de la masse combustible en façade - ou tout autre évolution envisageable.
Trois guides réalisés par les filières concernées
Aujourd'hui, en matière de résistance des façades à la propagation des flammes, les professionnels de la construction doivent s'appuyer sur l'instruction technique 249, rénovée en 2010, et censée couvrir ce risque. Problème : elle a été recommandée par les pouvoirs publics pour les immeubles de troisième et quatrième famille, dans un courrier de septembre 2015. Elle n'est donc, pour l'instant, pas à proprement parler obligatoire - et la date de 2015 est relativement tardive. Trois guides ont été réalisés par les professionnels de la filière, (Etics-PSE, bardages ventilés et façades bois), reconnus par le ministère de l'Intérieur, et font référence en matière de sécurité. Toutefois, les entreprises, et notamment la Fédération française du bâtiment, estiment que ces guides n'ont pas été réalisés en mettant tous les acteurs autour de la table, et proposent des solutions qui peuvent poser problème en termes de coûts ou de qualité esthétique des bâtiments. Le législateur va-t-il rendre l'application de ces guides obligatoires ?
Le permis d'expérimenter, un danger pour la sécurité incendie ?
Coïncidence malheureuse ? Quelques mois après la tragédie de Grenfell, le Gouvernement propose de faire entrer la sécurité incendie dans le champ d'application du permis d'expérimenter. Pour rappel, celui-ci consiste à remplacer, dans la réglementation, l'objectif de moyens par un objectif de résultats, dans un souci de libérer l'innovation et simplifier les règles. Les professionnels de la sécurité incendie, industriels ou pompiers, sont alors montés au créneau en défendant la réglementation française, reconnue comme étant l'une des plus protectrices et exigeantes au monde. Les mois avançant, les premières réunions se tenant, les acteurs espèrent toutefois parvenir à une solution équilibré, de bon sens, qui consisterait à donner un peu plus de liberté aux constructeurs, sans pour autant toucher aux fondamentaux de la protection incendie qui ont fait leur preuve.
"Les conditions acceptables de sécurité contre l'incendie ne peuvent être atteintes qu'à la suite d'une réflexion globale sur la conception de l'ouvrage"
Assouplir la réglementation ne va pas forcément de pair avec un affaiblissement de la résistance au feu. Et ce n'est pas parce qu'un bâtiment respecte strictement la réglementation qu'il offre une protection garantie à 100%, nous explique Jean-Michel d'Hoop, ingénieur ETP et expert honoraire près la Cour d'Appel de Paris. "Les conditions acceptables de sécurité contre l'incendie ne peuvent être atteintes qu'à la suite d'une réflexion globale sur la conception de l'ouvrage, surtout lorsqu'il s'agit d'un projet de rénovation de l'existant. L'approche du risque d'incendie dans la construction devra évoluer dans ce sens, ce qui exige à la fois de la souplesse et du contrôle : c'est la tendance pour un avenir que l'on peut souhaiter proche." Autrement dit, rester pragmatique et savoir adapter le bon matériau, la bonne solution technique, selon le type de bâtiment auquel on a affaire, sans entrer dans du prescriptif pur. Être intelligent plutôt que de chercher à se couvrir en appliquant les yeux fermés ce qui est attendu.
Les indications visiblement inadaptées données par certains services de secours aux habitants de Grenfell sont peut-être une preuve du fait qu'une réflexion doit effectivement être engagée par les parties prenantes. Les mois et les années à venir nous diront si la tragédie de Londres permettra au moins aux acteurs impliqués de trouver le meilleur compromis permettant de répondre, en matière de sécurité, aux nouvelles manières de construire et d'intervenir sur l'existant. Mais le temps presse, notamment en France, dans la mesure où le plan de rénovation énergétique des bâtiments va probablement se traduire par des campagnes massives d'isolations thermiques par l'extérieur. Et là, aucun doute sur les chiffres, il y en aura bien des milliers.