PRÉJUDICE D'ANXIÉTÉ. La plus haute juridiction française vient de prendre une décision qui fera probablement date, en matière d'exposition de salariés à des produits toxiques. Décryptage avec des spécialistes.
C'est une décision importante que vient de prendre la Cour de cassation, plus haute juridiction française. En avril dernier, elle avait déjà ouvert la possibilité pour un salarié du bâtiment d'entamer une procédure pour préjudice d'anxiété pour avoir été exposé à l'amiante durant sa carrière. Elle vient d'élargir ce principe, dans une décision du 11 septembre 2019, à l'ensemble des produits dangereux. "Le secteur du bâtiment est en plein dedans", explique Alain Bobbio, président de l'Association nationale de défense des victimes de l'amiante (Andeva), à Batiactu. "Les expositions à des produits potentiellement dangereux existent : poussières de bois, de silice, fumées de diesel, dérivés du pétrole...", liste-t-il.
Manquement à l'obligation de sécurité
Le contenu de la décision de la Cour est en effet sans équivoque : "En application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d'un préjudice d'anxiété personnellement subi résultant d'une telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité."
"Il est possible de considérer cette décision par le petit bout de la lorgnette, c'est-à-dire en pensant à la somme d'argent qui pourrait être perçue par un ouvrier (des décisions aujourd'hui se font aux alentours de 8.000 euros)", commente Alain Bobbio. "Mais c'est surtout un extraordinaire levier pour la prévention. Si on a une bataille d'un groupe de salariés, cela peut représenter une incitation financière pour l'employeur. Ce jugement dépasse nos espérances !"
Une procédure qui pourrait être complexe
L'affaire pour un ouvrier qui souhaite attaquer son employeur ou son ancien employeur sera toutefois complexe. Il faudra notamment prouver la réalité de l'exposition, celle du préjudice d'anxiété ressenti personnellement, et celle de la faute de l'employeur qui n'aurait pas pris des mesures de prévention. Sans compter le fait de prouver que le produit en question était bien toxique et que l'exposition pouvait entraîner une pathologie grave. L'employeur pourra bien évidemment répondre et prouver à son tour qu'il avait pris des mesures pour limiter ou annuler les expositions au produit en question.
"L'octroi du préjudice d'anxiété est soumis à un régime de preuve extrêmement strict"
"Mais la traduction concrète de ces possibilités n'est pas évidente car l'octroi du préjudice d'anxiété est soumis à un régime de preuve extrêmement strict", explique en effet l'Association des victimes de l'amiante et autres polluants (AVA). "Rapporter ces preuves ne sera pas simple, notamment dans les petites et moyennes entreprises. De plus, ce sera chaque tribunal qui appréciera souverainement si l'exposition subie par le salarié génère 'un risque élevé de développer une pathologie grave'." L'organisation craint ainsi de voir ce champs de bataille judiciaire se transformer en "loterie". L'AVA souhaite ainsi que soient fixées des règles du jeu communes, permettant de "donner un fondement légal au préjudice d'anxiété et assurer l'équité entre toutes les personnes exposées à des produits toxiques sur la base de règles objectives d'évaluation".
L'avocat spécialiste des questions de prévention, Michel Ledoux, du cabinet éponyme, a donné à Batiactu son analyse de cette décision.
Michel Ledoux : C'est la même chose que l'arrêt du 5 avril 2019 sur l'amiante, sauf que le terme "amiante" est remplacé par celui de "substances nocives et toxiques". On abandonne ainsi l'idée de liste d'entreprises, pour lesquelles la preuve de l'exposition n'est pas à faire, et ce pour tous les agents considérés comme dangereux.
M.L. : L'arrêt parle bien de pathologies "graves". On pense aux cancers, bien sûr. Les troubles musculo-squelettiques (TMS), par exemple, ne seront probablement pas pris en compte - même s'il faut attendre de voir comment la jurisprudence interprétera ce texte. L'autre condition pour bénéficier de cette nouvelle décision sera celle d'apporter une preuve de la réalité du préjudice d'anxiété - par exemple la prise d'anxiolytiques. Dire "J'ai été exposé à telle substance" ne suffira pas. Dans le BTP, ces substances, on en connaît certaines : fumées de bitume, silice, solvants... Il y a des matériaux cancérigènes-mutagènes-reprotoxiques (CMR). Quoi qu'il en soit, le risque en question devra être important et documenté, scientifiquement établi.
M.L. : Un employeur qui met en place une politique de prévention de bonne qualité ne pourra probablement pas être condamné. Cet arrêt incite à la prévention. Celle-ci doit être tracée par écrit dans le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUER). Mais il faut également s'assurer que les mesures de prévention soient effectives. C'est indispensable pour pouvoir prouver que le risque est faible. Entreprises, soyez encore plus vigilantes ! De manière à pouvoir vous défendre.
M.L. : Le tarif se situe entre 7.000 et 10.000 euros en général, par salarié. Si beaucoup de travailleurs de la même société sont concernés, cela a tendance à diminuer. Peut-être que le montant financier sera évalué en fonction de la durée d'exposition ? Cela semblerait logique. Mais pour l'entreprise cela représente un risque financier, nous sommes aux prud'hommes, cela impacte directement la trésorerie, ce n'est pas un risque assurable.
M.L. : C'est une décision importante. Mais la décision historique est plutôt celle d'avril dernier ; et, à plus forte raison, pour remonter davantage dans le temps, celle de 2002 portant sur l'obligation de sécurité de résultats de l'employeur. Nous pouvons aujourd'hui dire, en tout cas, que cette obligation de sécurité de résultats s'applique, bien sûr aux malades, mais aussi aux non-malades - dans ce cas de préjudice d'anxiété. De plus en plus, il sera probablement demandé aux employeurs d'adapter le travail au salarié, et non pas l'inverse. La Cour de cassation devrait produire un arrêt dans les mois à venir allant dans ce sens.