SUSPENSE. Le 6 juillet, lors d'une audience au Conseil d'Etat, le ministère de la Transition écologique et les associations opposées au décret "tertiaire" ont fait valoir leurs arguments auprès du juge. La décision devrait être rendue le 10 ou le 11 juillet 2017.
Sous le regard et le feu des questions de Bertrand Dacosta, membre du Conseil d'Etat, chaque camp a tour à tour avancé ses pions. Le 6 juillet, une audience réunissait ainsi d'un côté les fédérations du commerce et de l'hôtellerie (1), qui ont demandé la suspension du décret tertiaire, et de l'autre le ministère de la Transition écologique et solidaire. L'enjeu : l'éventuelle suspension du volet du texte qui concerne les objectifs d'économies d'énergies pour les bâtiments tertiaires de plus de 2.000 m². Ceux-ci sont fixés à 25% d'ici 2020 et 40% d'ici 2030. A la fin des échanges, le juge a annoncé qu'il rendrait sa décision le 10 ou le 11 juillet 2017.
Pour rappel, la semaine dernière, un premier volet de ce texte a été suspendu par une ordonnance du conseil d'Etat (une décision qui, pour Philippe Pelletier du Plan bâtiment durable, constituait toutefois une "tempête dans un verre d'eau").
En attendant le verdict, Batiactu vous propose de revenir sur les principaux points qui opposent les deux parties, et qui constitueront la base de la réflexion et de la décision du juge Bertrand Dacosta.
Le texte est-il légal ?
D'après l'article 111-10-3 du Code de la construction et de l'urbanisme (CCH), le décret tertiaire devait paraître "au moins cinq ans avant son entrée en vigueur". Or, celui-ci est paru le 10 mai 2017, soit un peu plus de deux ans et demi avant la première échéance (2020). "Il fallait nous laisser du temps et ne donner aucune valeur contraignante pour 2020", a ainsi affirmé un porte-parole des commerces de France.
La question du critère d'urgence
Même si l'obligation porte sur 2020, pour les plaignants, l'obligation qui leur est infligée aurait des conséquences immédiates pour les gestionnaires des 59 millions de m² de bâtiments tertiaires concernés. Ils estiment en effet que si l'on tient compte des différentes étapes (audit, obtention des autorisations, travaux...) de la mise en place d'un projet de rénovation énergétique, le travail devrait commencer tout de suite. "En réalité, le délai n'est donc pas de deux ans et demi, mais de quelques mois", a détaillé le Conseil du commerce de France. Le ministère a rappelé, de son côté, que les économies d'énergie déjà réalisées ces dernières années seraient prises en compte dans le calcul des 25% [une proposition qui ne satisfait pas non plus les fédérations, voir plus bas].
Des bâtiments tertiaires très différents les uns des autres
Si ce texte doit être suspendu, pour les plaignants, c'est également parce qu'il ne module pas les obligations d'économies d'énergie en fonction du type de bâtiment. Un hôtel ne fait pas face aux mêmes problématiques qu'une grande surface en matière de maîtrise de ses consommations, par exemple parce que le comportement des clients d'un hôtel est difficilement contrôlable. "Un rapport de 1 à 20 peut exister entre deux bâtiments tertiaires", ont ainsi affirmé de concert les fédérations. Le ministère a d'ailleurs assuré que cette modulation relevait du bon sens et qu'elle devrait être présente dans l'arrêté d'application - qui n'est toujours pas paru.
Aucun date de publication pour l'arrêté tertiaire
Le décret incriminé prévoit qu'un arrêté à venir fournisse notamment un objectif chiffré d'économies d'énergie exprimé en valeur absolue d'énergie primaire (et non pas en pourcentage, comme 25%). En l'absence de cet arrêté, les associations se plaignent donc du fait qu'elles ne sont pas en mesure de choisir l'un de ces deux seuils. Or, pour certains types de bâtiments, l'un est peut-être plus intéressant, moins coûteux, plus facile à atteindre que l'autre. Le porte-parole du ministère présent a confirmé au juge qu'il ne pouvait donner aucune date pour la publication de cet arrêté, et donc des informations qu'il contient (notamment le seuil exprimé en valeur absolue, et la modulation des objectifs selon le type de bâtiment).
Ce silence est probablement l'élément le plus problématique dans la défense du ministère. En effet, comment appliquer un texte si certaines de ses dispositions décisives ne sont pas encore connues, deux ans et demi avant l'échéance ? Ce point a visiblement fait l'objet d'une attention particulière de la part du juge.
Les objectifs sont-ils réellement atteignables ?
D'après le ministère de la Transition écologique et solidaire, les 25% d'économie pour 2020 sont atteignables sans réaliser de gros travaux (c'est aussi l'avis de Philippe Pelletier du Plan bâtiment durable). Il avance également que certains acteurs de la grande distribution ont déjà fait des efforts en matière d'efficacité énergétique, et que ceux-ci seront pris en compte dans le calcul des 25%.
Un argument auquel les fédérations plaignantes ont répondu par deux observations. D'une part, elles affirment avoir du mal à chiffrer le montant des investissements réalisés ces dernières années en terme d'efficacité énergétique - argument peu convaincant, dans la mesure où la seule variable intéressante en l'occurrence est celle des économies d'énergie effectivement réalisées, non pas le coût qu'elles ont représenté.
Autre argument avancé par le secteur des grandes surfaces : il affirme que ses adhérents, en quelques années, ont déjà réalisé des progrès importants, passant en moyenne de 650 kWh/m²/an de consommation à 540 kWh/m²/an. "La marge de progrès qu'il nous reste est donc limitée", affirme la CDCF. Et les investissements qui devraient être faits pour atteindre ce fameux seuil de 25% seraient d'autant plus chers que leur efficacité marginale serait ténue. Difficile, donc, de réaliser un retour sur investissement rapide.
La question du retour sur investissement
D'après le ministère, deux garde-fous sont prévus dans le décret : d'une part, il est précisé que les travaux d'économies d'énergies doivent être amortis en cinq ans ; d'autre part, qu'ils ne doivent pas dépasser les 200 euros/m². Mais les fédérations ne sont guère convaincues par la crédibilité de ces chiffres. Elles s'appuient ainsi sur l'étude d'impact réalisée par le ministère lui-même, qui indique que le coût de la mesure, sur trois ans, sera de 6,19 milliards d'euros, pour un gain sur la facture de 1,37 milliards d'euros. L'écart entre le coût des opérations et ce qu'elles rapportent serait ainsi trop grand pour qu'un amortissement sur cinq ans soit envisageable. Le décret serait ainsi, dans son principe même, inapplicable.
"Nous voulons un calendrier, nous voulons revoir les conditions de ces obligations", a résumé un porte-parole des fédérations. "Ces travaux de rénovation énergétique se feront, mais les objectifs doivent être raisonnables."
(1) Le Conseil du commerce de France (CdCF), l'association Perifem et l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (Umih).