ENTRETIEN. Les défaillances d'assureurs basés à l'étranger mettent des milliers d'entreprises de la construction et de propriétaires/maîtres d'ouvrage dans une situation difficile. Quelles sont les voies de recours ? Réponses avec Nathalie Dupuy-Loup, avocate associée chez Alerion avocats.
Batiactu : Comment analysez-vous la situation actuelle dans la crise de l'assurance construction ? Que conseillez-vous aux acteurs touchés ?
Nathalie Dupuy-Loup : Cette crise touche les entreprises de construction et les propriétaires/maîtres d'ouvrage. En ce qui concerne les entreprises, il convient tout d'abord qu'elles s'assurent de la situation exacte de leur assureur de responsabilité décennale. En effet, certaines entreprises d'assurance ne passent plus de nouveaux contrats, ou ne renouvellent pas les précédents (de façon volontaire ou sur demande de leur autorité de contrôle), mais ne sont pas pour autant en liquidation. On dit qu'elles sont en 'run-off', c'est-à-dire qu'elles restent tenues de prendre en charge les sinistres qui leur sont déclarés et qui mettent en jeu leurs engagements passés. Reste qu'un arrêt de la souscription motivé par des raisons financières peut déclencher un mouvement de panique autour de la société concernée, et précipiter une liquidation pure et simple.
Batiactu : Quels sont les recours en cas de liquidation de l'assureur ?
Nathalie Dupuy-Loup : L'entreprise assujettie à l'obligation d'assurance responsabilité décennale doit évidemment se mettre en recherche d'une nouvelle garantie d'assurance responsabilité décennale. Le nouvel assureur ne prendra pas en charge le passé connu, c'est-à-dire les sinistres déjà portés à la connaissance de l'entreprise assurée au jour de la souscription du nouveau contrat, mais pour ce qui concerne les sinistres non encore connus de l'entreprise au jour de la souscription, cette dernière pourra (et aura fortement intérêt à) négocier avec son nouvel assureur, une clause de reprise du passé, c'est-à-dire le rachat du risque aléatoire d'un sinistre non encore connu au jour de la souscription. Mais l'entreprise devra en assurer la charge financière, sachant qu'à défaut d'une telle clause, la nouvelle garantie d'assurance ne couvrira que les seuls travaux ayant fait l'objet d'une ouverture de chantier pendant sa période de validité, et que l'entreprise devra donc assumer financièrement le coût des sinistres non pris en charge. Certaines entreprises de construction sont désemparées actuellement, car elles ont déjà des difficultés à retrouver une garantie d'assurance responsabilité civile décennale, et sans assurance elles ne peuvent pas travailler.
Batiactu : Le Bureau central de tarification est censé intervenir dans ce type de situations. Comment l'utiliser ?
Nathalie Dupuy-Loup : Cet organisme intervient en effet en matière d'assurances obligatoires, dont fait partie l'assurance de responsabilité décennale. L'idée est que, du fait qu'il y a une obligation d'assurance, une entreprise doit toujours pouvoir trouver à s'assurer. Le fonctionnement est le suivant : lorsqu'un assureur oppose à une entreprise un refus d'assurance, ou ne répond pas à sa demande d'assurance faite par lettre recommandée avec accusé de réception dans les 45 jours, l'entreprise peut saisir le BCT dans un délai de 15 jours en lui adressant un dossier complet. En application de l'article L.243-4 du Code des assurances, celui-ci obligera alors l'assureur choisi par l'entreprise à assurer sa responsabilité décennale obligatoire en fixant le montant de la prime à payer - qui peut être élevé, et le montant de la franchise qui pourra rester à la charge de l'entreprise en cas de sinistre. Si l'assureur refuse tout de même d'assurer l'entreprise au prix proposé par le BCT, il encourt un risque de retrait d'agrément.
Batiactu : De nombreuses entreprises de construction se plaignent du fait que des assureurs leur proposent bien de les assurer, mais à des tarifs jugés « prohibitifs ». Proposer des prix élevés n'est-il pas un moyen d'empêcher une TPE de saisir le BCT ?
Nathalie Dupuy-Loup : Le fait pour un assureur de proposer un prix objectivement élevé ne constitue pas un refus d'assurance, et le BCT ne pourra pas, en effet, intervenir sur le montant de prime proposé par un acteur de l'assurance ; les assureurs devant rester libres d'apprécier le risque à assurer et étant eux-mêmes tenus de veiller à l'équilibre financier de leur activité.
Batiactu : Les entreprises ne peuvent-elles pas se retourner contre leur courtier, qui leur a vendu ces 'produits toxiques' ?
Nathalie Dupuy-Loup : Dans la mesure où l'assureur était agréé pour commercialiser des contrats d'assurance en France, le courtier d'assurance qui a placé le risque auprès cet assureur ne devrait pas engager sa responsabilité du seul fait de ce placement. A partir du moment où l'entreprise d'assurance est agréée pour exercer son activité en France, le courtier n'a pas de raison de douter de la solvabilité de l'entreprise ; toutes les entreprises d'assurance étant placées sous la surveillance de l'autorité de contrôle de leur Etat d'origine, susceptible d'exercer un contrôle de leur solvabilité financière.
Batiactu : Quels sont les recours des particuliers, propriétaires, maîtres d'ouvrage, dans cette crise ?
Nathalie Dupuy-Loup : Nous parlons cette fois-ci de la défaillance possible de l'assureur dommages-ouvrage. Une difficulté majeure que les propriétaires pourront rencontrer est celle de la revente de leur bien avant l'expiration de la garantie décennale. L'article L.243-2 du Code des assurances oblige en effet à annexer à l'acte de vente, les attestations d'assurance responsabilité civile décennale et dommages-ouvrage. L'acquéreur pourra être dissuadé d'acheter s'il voit qu'il s'agit d'un assureur en run-off ou en liquidation. S'il n'est pas dissuadé et que la vente se concrétise - car cela ne rend pas impossible la vente, le vendeur aura toutefois une épée de Damoclès au-dessus de la tête, car le vendeur d'un ouvrage achevé depuis moins de 10 ans engage sa responsabilité décennale à l'égard de l'acquéreur pour les désordres de nature décennale, et une clause insérée dans l'acte de vente pour exclure sa responsabilité décennale ne serait pas valable. A défaut de garantie d'assurance dommages-ouvrage susceptible d'être mobilisée, il pourra donc avoir à prendre en charge les désordres de nature décennale sur ses deniers personnels, à charge pour lui d'exercer son recours à l'encontre des constructeurs concernés et leurs assureurs. La solution pour le maître d'ouvrage vendeur qui fait face à la défaillance de son assureur dommages-ouvrage pourra être de souscrire une nouvelle assurance dommages-ouvrage qui sera susceptible de prendre en charge les sinistres non encore connus, ce qui représentera un surcoût pour le maître d'ouvrage. Pour rappel, il est désormais prévu que le Fonds de garantie des assurances obligatoires (FGAO) couvre le paiement de la totalité des travaux de réparation des dommages de nature décennale en cas de retrait d'agrément d'une entreprise d'assurance couvrant le risque d'assurance DO en France - y compris celles exerçant en libre prestation de services (LPS) en France, mais son intervention est à ce jour limitée aux seuls contrats conclus ou renouvelés à compter du 1er juillet 2018, et pour les seuls sinistres dont le fait dommageable survient au plus tard le 40ème jour suivant la décision de retrait d'agrément de l'assureur.