FRAUDES. A la suite de la constatation de nombreux détournements du dispositif des certificats d'économie d'énergie (CEE), l'État a sérieusement resserré la vis depuis le début de l'année. Au point de mettre en difficulté certaines entreprises. Analyse.
"Si les pouvoirs publics ne débloquent pas une partie des fonds d'ici mai 2018, nous allons saisir la justice administrative." C'est un artisan excédé qui l'affirme à Batiactu. En cause, un montant de 1,5 million d'euros de certificats d'économie d'énergie bloqué par les pouvoirs publics, concernant des chantiers préfinancés par sa société durant le deuxième semestre de l'année 2017. Les pouvoirs publics, alertés fin 2017 sur l'existence de nombreuses dérives de ce dispositif, ont visiblement durci les conditions d'accès à ce système de financement de travaux d'économies d'énergie, lancé en 2006. De nombreuses structures auraient en effet profité de cette aide pour déclarer des chantiers qui n'existaient pas, sans effectuer les travaux dans les règles de l'art. Et aujourd'hui, certaines entités en paient les pots cassés, comme notre témoin.
"Nous avons toujours respecté les règles du jeu"
Ainsi, pour notre artisan, les contrôles aujourd'hui mis en place sont excessifs. "Depuis juillet 2017, les CEE constituent 100% de notre activité. Donc, oui, nous avons profité d'un effet d'aubaine lié à ce dispositif. Pour autant, nous avons toujours respecté les règles du jeu, effectué un travail de qualité. J'ai des photos de tous mes chantiers, et suis tout à fait prêt à les faire auditer. Mais le pôle national des CEE [le PNCEE, chargé de vérifier l'éligibilité des opérations donnant lieu à la délivrance des CEE, NDLR] remet toujours le déblocage des fonds à plus tard : ils sont en situation de contrôle perpétuel, me demandent sans cesse des documents pour faire de nouvelles vérifications. C'est sans fin ! Résultat : je ne me suis pas payé de salaire depuis mai 2017 et la quasi-majorité de mon équipe est au chômage technique."
D'après lui, des centaines de collègues seraient dans la même situation. "Nous voudrions tout simplement que le PNCEE nous donne des informations : les fonds vont-ils être débloqués, au moins en partie, d'ici la fin de l'année ? J'ai besoin de le savoir, car aujourd'hui les banques ne me suivent plus, je n'ai plus la trésorerie pour lancer de nouveaux chantiers, et me retrouve en situation très risquée sur les plans professionnel et personnel", explique le chef d'entreprise à Batiactu.
Les CEE liés au blanchiment d'argent et au financement du terrorisme
Pourquoi un si soudain revirement de situation de la part des pouvoirs publics ? Fin 2017, un article du Parisien avait mis le feu aux poudres. Mais surtout un rapport de Tracfin, publié en décembre 2017, intitulé "Risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme en 2016". Plusieurs pages y sont consacrées aux CEE.
L'organisme au sein de Bercy chargé de lutter contre le blanchiment d'argent et le financement du terrorisme y faisait notamment état d'une augmentation "significative" du nombre de dossiers en lien avec les fraudes aux CEE. Et ce à l'échelle européenne. Ce qui le conduisait à affirmer que les CEE s'apparentaient à un "mécanisme par lequel les grands groupes de l'énergie français sont amenés à financer des réseaux criminels transnationaux". "Le système est vicié car la nécessité du contrôle n'a pas été suffisamment prise en compte, ni dans son organisation ni dans son dimensionnement."
Les délégataires, dans le viseur des pouvoirs publics
Le manque de contrôle porte notamment sur les délégataires. Il s'agit, d'après Tracfin, de sociétés du secteur du bâtiment ou des énergies renouvelables, qui ont signé un contrat avec un obligé, devenant elles-mêmes des obligés. Ils sont ainsi "les acteurs les plus sensibles du dispositif". "Le coût d'entrée sur le marché des CEE pour un délégataire est faible car il nécessite seulement d'obtenir la délégation d'un obligé. Une fois que le délégataire a accès au marché, le risque est qu'il présente des dossiers fictifs, afin de bénéficier de CEE sans avoir effectué les travaux correspondants", détaille Tracfin.
Tandis que les contrôles par le PNCEE laissent visiblement à désirer. Ceux-ci sont en effet "rendus difficiles par le peu de données transmises par les sociétés demandeuses, en particulier lorsqu'elles ont recours à de la sous-traitance". "Aucun document justificatif n'est transmis a priori au PNCEE. L'obligé ou le délégataire ne doit présenter les documents détaillés qu'en cas de contrôles. De plus, le PNCEE ne dispose que d'une douzaine d'agents. Les contrôles, par échantillonnage et a posteriori, semblent insuffisants, même s'ils ont permis la détection de certaines fraudes. Début 2017, le PNCEE n'avait pas encore prononcé de sanctions."
Un durcissement des règles début 2018
Ainsi, les conditions pour devenir l'un de ces "délégataires" pointés par Tracfin se sont considérablement durcies depuis le début de l'année. Et ces acteurs, qui se savent aujourd'hui davantage surveillés qu'auparavant, sont de plus en plus exigeants dans le choix des entreprises avec lesquelles ils collaborent.
Mais le marché n'est pas fermé pour tout le monde. Une quatrième période de "coups de pouce" s'est ouverte pour l'isolation des combles à 1 euro, le 1er avril 2018, jusqu'en 2020. "Nous prolongeons notre offre d'isolation de combles et plancher bas à 1 euro", nous explique ainsi Nicolas Moulin, fondateur de Primes énergie. "Avec des contrôles renforcées, conformément aux demandes du ministère." Contacté par la rédaction, le PNCEE, dépendant du ministère de la Transition écologique et solidaire, n'a pas encore répondu à nos sollicitations.