PROSPECTIVE. Pour le philosophe des sciences Jean Staune, le secteur de la construction va être directement impacté par de nombreuses révolutions technologiques en cours. Bouleversement du marché de la maison individuelle, gestion de l'énergie, disparition des trousseaux de clé, architecture écologique... Il fait part à Batiactu de ses analyses sur le sujet.

Le philosophe des sciences Jean Staune prévoit l'arrivée de nombreux bouleversements pour le secteur de la construction, impacté par les quatre révolutions liées au développement d'Internet. Disparition des clés, grands groupes poussés dans leurs retranchements, architecture écologique... Pour Batiactu, il fait le point sur les principales évolutions qu'il pressent.

 

Batiactu : De quelle manière le secteur du BTP va-t-il être impacté par le développement des nouvelles technologies ?

 

Jean Staune : Il va être impacté par ce que l'on appelle les "quatre internets". Le premier d'entre eux, c'est celui que nous utilisons quotidiennement. Le deuxième, c'est celui des objets connectés. Demain, tout sera connecté, et cela ira bien au-delà de la domotique actuelle : votre voiture se mettra en relation avec votre climatiseur pour lui dire de se mettre sur 21 degrés car vous vous approchez de chez vous. Cet internet aura énormément d'impact sur la manière de concevoir les maisons. L'un des points les plus importants sera celui de la mise en place des fameuses serrures numériques qui s'activent par téléphone portable. Vous envoyez un SMS et cela déverrouille la porte. Cela pose bien entendu des problèmes de sécurité, mais pas plus qu'avec les serrures classiques qui peuvent elles aussi être forcées, et les clés copiées. Des compagnies comme Wallmart offrent des serrures électroniques à leurs meilleurs clients pour pouvoir effectuer des livraisons chez eux à tous moments. Quand le livreur arrive devant chez vous, il vous téléphone, vous ouvrez la porte et disposez d'une caméra pour vérifier en direct ce qu'il fait chez vous. Puis vous vous assurez qu'il a bien refermé la porte derrière lui. Autre exemple : on peut également imaginer louer sa maison sur Airbnb et programmer un téléphone pour qu'il puisse ouvrir la porte durant, disons, sept jours, même si vous êtes en Afrique du Sud. Ce qui va donc le plus changer la maison, c'est la disparition de la clé. C'est déjà le cas dans certaines voitures.

 

 

Batiactu : Et quel est ce que vous appelez le troisième internet ?

 

Jean Staune : Il s'agit du secteur des objets fabriqués par Internet. Il y a quelques années, à Shanghai, dix maisons ont été imprimées en 24 heures. Elles ne sont pas très belles, certes, mais elles ont été édifiées avec un mélange de ciment et de déchets de construction recyclés. Plus tard, c'est un projet d'impression 3D de pont pour vélos qui a été lancé à Amsterdam. Autre exemple, à Dubaï, des bureaux ont été imprimés en 3D. Et les Chinois ont répliqué en imprimant une magnifique maison avec un grand étage et un toit. Il y a deux matières différentes, deux buses d'imprimantes, une pour le toit et une pour les murs. Il faut savoir qu'il y a déjà des imprimantes multi-matières, qui sont l'équivalent des imprimantes couleurs par rapport aux imprimantes noir et blanc. Mon ami ingénieur Pierre Giorgini m'a également rappelé qu'il existait des imprimantes 3D multi-matières qui injectaient du cuivre dans les murs, de façon à faire déjà les câbles électriques. Ceux qui pensaient que l'on aura toujours à aménager les maisons à 100% - ce qui sera encore le cas un certain temps, certes - en auront pour leur frais.

 

"Demain, les maisons seront trois à quatre fois moins chères à construire"

 

Batiactu : Le marché de la maison individuelle devrait en être bouleversé...

 

Jean Staune : Pourquoi pensez-vous qu'un des grands groupes de BTP français s'est séparé, depuis longtemps déjà, de sa division "maison individuelle" ? Ils savent qu'il n'y a plus de plus-value à faire dans ce domaine. Demain, les maisons seront trois ou quatre fois moins chères à construire, avec comme conséquence aussi une baisse tragique du nombre d'ouvriers dans le secteur (comme on l'a vu dans l'agriculture ou l'industrie). Aujourd'hui, les gros acteurs historiques du secteur font leur beurre en construisant les grandes tours de La Défense, les grands projets, par exemple ceux du Grand Paris. Car il y aura toujours besoin, dans ces cas-là, de spécialistes de la construction.

"Demain, nous nous échangerons de l'énergie comme aujourd'hui nous nous échangeons des mails"

 

Batiactu : Reste également la question de l'énergie. Comment voyez-vous les modes de production et d'utilisation de demain ?

 

Jean Staune : Il s'agit du quatrième internet : celui de l'énergie. C'est l'idée de Jérémy Rifkin, et d'autres penseurs dont je m'inspire, qui parlent de "prosommateurs", c'est-à-dire de personnes qui seraient à la fois producteur et consommateur d'énergie. Nous allons nous échanger de l'énergie comme aujourd'hui nous nous échangeons des mails. C'est radicalement nouveau. Mais il faut d'abord mettre en place le smart grid, réseau intelligent de l'énergie, et il est très complexe à mettre en place. Il faut en effet passer du schéma d'une centrale nucléaire distribuant de l'énergie à des millions d'usagers, à un schéma où des millions d'usagers échangeront de l'énergie entre eux. Les technologies déployées vont de la "fleur solaire" d'EDF à l'arbre à vent - la start-up qui portait cette idée, New Wind, a fait faillite, mais cela ne veut pas dire que le concept n'a pas d'avenir. Et ces solutions seront de plus en plus intéressantes et accessibles, en vertu d'un équivalent de la loi de Moore, qui a prédit la décroissance rapide du prix des composants électroniques. Un exemple de cela : l'an dernier, EDF disait vouloir réaliser une centrale nucléaire qui soit plus efficace que n'importe quelle énergie renouvelable qui serait situé à proximité. Mais fin 2017, EDF a changé de discours, parce qu'il a vu arriver l'éolien offshore qui propose de l'énergie au même prix que le projet de centrale nucléaire d'Hinkley Point en Angleterre.

 

"Nous ne pourrons pas nous passer du nucléaire"

 

Batiactu : Pensez-vous donc que le nucléaire soit condamné à disparaître ?

 

Jean Staune : Nous ne pourrons pas nous passer du nucléaire. Les tenants du 100% énergies renouvelables sont des utopistes, car l'on ne sait toujours pas stocker l'énergie électrique, et le soleil comme le vent sont des forces intermittentes. Nous allons être confrontés à une explosion de la demande d'énergie (serveurs internet, électronique...), donc les centrales nucléaires ne disparaîtront pas. Pour le transport par rails, les sites pétrochimiques, les hauts fourneaux, les gros centres industriels, nous auront toujours besoin de centrales. Ce n'est pas avec des panneaux solaires ou des éoliennes que nous répondront à ces besoins. Mais il existera un mix entre le nucléaire et un réseau d'énergie électrique produite par les "prosommateurs". Il sera de moins en moins cher de produire cette électricité, jusqu'au point où elle sera moins chère que de l'acheter à EDF ou Engie. Les professionnels de la construction devront bien sûr intégrer cette nouvelle donne dans les bâtiments.

 

Reste que l'industrie du nucléaire devrait développer des systèmes plus sûrs que ceux qui existent actuellement. Il en existe : par exemple, les réacteurs nucléaires à très haute température (HTGR), le Rubbiatron ou encore la Z machine. Ce sont autant de techniques plus sûres mais qui produisent moins. Toutes les centrales nucléaires aujourd'hui construites viennent des travaux de l'amiral américain Rickover. Elles sont porteuses du même défaut fondamental, qui est que l'on ne peut pas les arrêter en appuyant sur un bouton ! Dans le nucléaire, nous sommes prisonniers entre deux camps : d'une part, les acteurs historiques qui veulent favoriser les technologies qu'ils connaissent, et d'autre part les écologistes utopistes qui considèrent que le nucléaire est satanique.

 

Batiactu : Comment pourraient évoluer les métiers de l'architecture, notamment eu égard aux objectifs en matière de développement durable ?

 

Jean Staune : Il y a un immense champs d'expérimentation pour les architectes. Je pense notamment au travaux de Luc Schuiten et de son concept "d'archiborescence". Nous constatons un développement de la culture de jardins, y compris en ville, sur les toits. A Paris, il est possible de faire cinq fois plus de salades au m² que chez un maraîcher, car elles sont disposées verticalement et sont nourries en faisant passer des nutriments dans des colonnes. D'après ce que j'ai compris, les potagers urbains en altitude, à partir du sixième ou septième étage, sont moins exposés à la pollution (un élément lourd) que sur certains champs où les pesticides sont transportés dans l'air. Que chaque maison soit construite avec des arbres, bien sûr, cela fera des frais d'entretien, mais par là-mêmes cela créera des emplois. Et beaucoup de gens seront ravis de s'occuper de cette verdure.

 

"Les acteurs historiques vont probablement être complètement dépassés par des petites start up et des architectes ingénieux"

 

Sur le front de l'architecture durable, il faut également se référer aux travaux de William McDonough. C'est le numéro un mondial, en la matière. Son livre Cradle to cradle est incontournable. Mais il faut aussi s'intéresser à Gunther Poli, le grand écologiste de demain. Il explique que tout est à reconcevoir dans l'architecture. Aujourd'hui, nous aurions trop tendance à faire les mêmes bâtiments, qu'ils soient situés à Paris, Marrakech ou Tokyo. Or, il faudrait par exemple les orienter différemment selon les cas, les fermer totalement sur certaines façades, créer des circulations d'air sur des mares d'eau pour bénéficier d'un rafraîchissement interne avec très peu de recours à la climatisation. Dans ce genre, à Hararé, au Zimbabwe, un centre commercial a été construit sur le modèle d'une termitière : il n'y fait jamais plus de 30 degrés à l'intérieur, même si dehors cela montait à 45. L'architecture de demain, c'est aussi l'emploi de matériaux qui permettront de décarboner l'atmosphère. C'est actuellement en test à Paris, avec des colonnes Morris dépolluantes (lire notre article ici). En Angleterre, ont également été testées des feuilles artificielles dépolluantes : vous les installez sur un mur, et vous le transformez ainsi en arbre ! Autre innovation qui pourrait avoir de l'avenir : celle d'Hendrik Jonkers, qui à l'aide de bactéries introduites dans du ciment a inventé un béton auto-réparant.

 

Bien sûr, toutes ces innovations en sont au stade du prototype. Mais elles ouvrent des perspectives incroyables pour le secteur du bâtiment. Au point que les acteurs historiques vont probablement être complètement dépassés par des petites start up et des architectes ingénieux, qui prendront les marchés au fur et à mesure que ces technologies se développeront. J'en fais le pari : nous allons voir arriver des start-up du bâtiment. Celles qui vont vous imprimer une maison pour trois fois moins cher et d'autres qui produiront des maisons très sophistiquées, pas imprimables en 3D mais d'une tendance tout à fait nouvelle et écologique.

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