FRICHES. A Saint-Denis, le site de l'Orfèverie vit de ses résidents dans le cadre d'une occupation temporaire orchestrée par le promoteur Quartus et le collectif d'animation et de gestion de lieux Soukmachines. Phénomène en accélération, promu par les pouvoirs publics, il est de plus en plus questionné quant à sa capacité à influencer les projets immobiliers.
Au pied du Stade de France à Saint-Denis, la rue Ambroise Croizat abrite un ensemble patrimonial encore méconnu des franciliens, et que les séquano-dionysiens découvrent au gré des journées du patrimoine et d'évènements ponctuels. Il faut traverser le Canal Saint-Denis pour franchir les portes des anciennes manufactures Christofle. De ses épais murs de briques rouges et de ses halles industrielles, sortaient les couverts en argent qui font le bonheur des amateurs des arts de la table.
En 2006, Christofle quitte les terres dyonisiennes qu'elle occupait depuis 1875 et y laisse un dernier héritage : un site inscrit à l'inventaire des Monuments historiques. Dans les dédales de ce 'village industriel', près de 200 résidents venus d'horizons divers ont remplacé les orfèvres de Christofle.
Acquis une première fois par le groupe immobilier Madar en 2007, le lieu n'a accueilli que quelques artisans qui travaillaient pour les ateliers d'orfèvrerie. A nouveau repéré en 2016, le site industriel tape dans l'œil de Franck Dondainas, président-fondateur du groupe Quartus, et de ses vues immobilières. Le dessin est confié à l'architecte Bernard Reichen, apôtre de la reconversion de friches industrielles. L'occupation temporaire a alors le vent en poupe, dans un département qui en a été l'un des pionniers, voyant éclore les projets de la Halle Papin, du 6B ou le Pavillon du Dr Pierre.
Tester les usages
Pour les promoteurs, l'occupation d'un site avant travaux relève de l'aubaine raisonnée. Avec des loyers modérés, elle lui évite plusieurs mois de vide et de silence, où résonnent seulement les pas d'un gardien de sécurité. Dans le cas de l'Orfèvrerie, comme dans d'autres friches en cours de reconversion, l'adage veut désormais que la première vie d'un site guide la future programmation du projet, dont on se doute qu'il restera immobilier.
"On teste les usages qui traversent le site pour voir comment ils pourraient intégrer le futur projet. Il faudrait qu'une partie de l'artisanat reste car cela fait sens par rapport à l'histoire du lieu", estime Kimberley Dondainas, cheffe de projet chez Quartus, et qui veille presque quotidiennement sur le site de l'Orfèvrerie. "Il est certain qu'il serait hors de question d'imaginer une programmation avec 100% de bureaux", Pierre-Yves Savary, directeur de projets auprès de l'ensemblier.
Temporaire, transitoire, éphémère... les attributs ne manquent pas pour différencier cet urbanisme "qui guide les usages". Sur 22.000 m2 de surfaces, se croisent fondeurs de bronze, architectes, polisseurs et salariés de la société de production Warner Bros qui y tourne l'émission "Affaire conclue". La mise en musique de ces profils variés est menée par le collectif Soukmachines, spécialiste de la création et de l'occupation d'espaces temporaires, qui œuvre en co-gestion aux côtés de Quartus, et admet qu'il aimerait prolonger son séjour.
"Le temporaire, on le subit"
Comme dans tout projet d'occupation temporaire, les locataires savent qu'ils devront quitter les lieux à l'arrivée des premiers engins. "Le fait de partir angoisse beaucoup de gens autour de nous", confie Yoann Till, fondateur de Soukmachines, où il assure la direction artistique et la conception des projets. Car les premiers à questionner l'urbanisme temporaire sont ceux que l'on élève comme ses porte-étendards, les collectifs d'animation et de gestion des espaces. "Le temporaire, on le subit. Le terme d'urbanisme transitoire est un grand mot, car partir au bout de deux ans de présence sur un site, ce n'est pas forcément quelque chose que l'on souhaite dans l'absolu, alors que ce qu'on développe dans ces lieux a une résonance folle", admet le fondateur de Soukmachines.
Pour un promoteur privé qui s'ouvre à ce type d'initiatives, la posture est encore délicate. Compte tenu de l'ancienneté et de la typologie industrielle des bâtiments, le chantier s'annonce vaste en terme de réhabilitation thermique et de mise aux normes. "Cela représente un investissement que Quartus ne portera pas seul", affirme Pierre-Yves Savary. A ce jour, le groupe immobilier planche sur une opération Vefa, en quête d'investisseurs à la recherche d'un "projet clé en main", auprès de qui le promoteur tentera de défendre "certaines valeurs qui lui sont chères, notamment ce fil rouge de l'artisanat", développe le directeur de projets.
Et d'enchaîner : "Ce n'est pas simple, car cela va à l'encontre des standards de l'immobilier quand on sait que de plus en plus de gens cherchent un projet clé en mains. Nous avons été en contact avec une société du secteur industriel français, qui avait un projet de campus de formation. En voyant sur place un fondeur de bronze déployant des savoir-faire rares, il a vu que cela résonnait très bien avec son projet." L'orientation des choix d'un investisseur autour de l'existant intègre encore difficilement les mentalités.
A Paris, dans le quartier Denfert-Rochereau, le projet temporaire des Grands Voisins a apporté une nouvelle identité à l'ancien hôpital Saint-Vincent de Paul, et est parvenu à imprégner le futur écoquartier conçu par Bouygues Immobilier. Une influence qui interroge de plus en plus les collectifs d'occupation temporaire, sur le profit à tirer de la richesse émanant de ces projets, récupérée par les promoteurs.