ENTRETIEN. Dans une enquête-choc sur le marché des métaux rares, le journaliste Guillaume Pitron déconstruit plusieurs "mythes" concernant la transition énergétique et écologique. Celle-ci ne serait pas aussi verte que l'on pourrait l'imaginer. Interview.
Et si la transition énergétique et numérique était une gigantesque opération de green-washing ? Dans un livre remarqué, intitulé La Guerre des métaux rares (éditions Les liens qui libèrent), le journaliste Guillaume Pitron révèle, en quelque sorte, la face cachée de ce que nous qualifions de « développement durable ». Au cœur du non-dit : le marché des métaux rares, dont les nouvelles technologies (voitures électriques, téléphones portables, objets connectés…) sont extrêmement friandes, majoritairement contrôlé par la Chine.
Batiactu : Que reprochez-vous au modèle de la transition énergétique tel qu'il nous est présenté ?
Guillaume Pitron : Cette transition a été pensée de manière hors-sol. Avant même d'envisager les dimensions politique, économique et technologique de cette transition, il faut penser à ce qu'il y a au départ : de la matière. Où est-ce qu'on va la chercher ? A partir du moment où vous cherchez la réponse à cette question, toutes les constructions intellectuelles de la transition énergétique s'effondrent. Car toute matière procède d'une mine, nous l'avons complètement oublié. Les métaux rares, matière première indispensable à la transition énergétique, viennent de mines dont la grande majorité sont situées en Chine. Or, l'industrie minière est l'un des secteurs les plus polluants au monde, et le coût écologique de l'acheminement de ces métaux est immense. Ainsi, parler de transition énergétique est, au mieux, très naïf. Nous avons perdu la culture de la matière, nous considérons que nous ne dépendons plus d'elle. C'est ce que j'appelle l'effet Monoprix : vous avez l'illusion de croire que vous disposez de tout, à volonté. Nous sommes passés, en deux générations, d'une ère de privation à une ère d'abondance. Ce que je propose de faire, c'est de nous reconnecter aux enjeux bruts, et de retourner les cartes de cette transition écologique.
Batiactu : Dans votre ouvrage, vous dites : "En nous engageant dans la transition énergétique, nous nous sommes tous jetés dans la gueule du dragon chinois. L'empire du Milieu détient en effet aujourd'hui le monopole d'une kyrielle de métaux rares indispensables aux énergies bas carbone et au numérique." Que voulez-vous dire ?
Guillaume Pitron : L'occident a réalisé le fabuleux potentiel des métaux rares durant les années 80. Mais au même moment, nous avons renforcé nos réglementations environnementales et nos standards sociaux. Nous voulions des métaux, mais nous ne voulions plus les extraire chez nous. Nous ne voulions plus de mines. La Chine, elle, était prête à récupérer ces activités, même au prix d'un désastre environnemental et humain. Les Chinois nous ont donc inondés de métaux rares à prix cassés, et nous en avons profité pour fabriquer des technologies en-dessous de leur prix de revient réel. C'est ce que je qualifie de plus fantastique opération de greenwashing de l'histoire. Aujourd'hui, la Chine a la maîtrise sur une majorité de ces métaux rares ! Et elle ne nous fournit plus ces matières à satiété, comme elle le faisait. Elle dit à ses clients : "J'ai besoin de ces métaux pour mon propre développement. Je ne vous en fournirais donc qu'une petite part. Donc soit vous tournez au ralenti, soit vous venez vous installer en Chine, avec vos ingénieurs et vos laboratoires de recherche."
"La Chine est le grand gagnant de la transition énergétique."
Batiactu : ...ce qui fait que, comme vous l'écrivez, la Chine, l'un des premiers pollueurs mondiaux, devient leader en technologies vertes...
Guillaume Pitron : Exactement. Qui est le grand gagnant de la transition énergétique ? La Chine. Toutes nos villes intelligentes, nos écocités et nos écoquartiers sont pour ainsi dire 'made in China'. L'empire du Milieu entend capter toute la valeur ajoutée liée à ces nouvelles technologies, et siphonner tous les emplois verts (contrairement à ce que l'on nous dit, à savoir que des emplois verts seraient créés chez nous). La Chine a déjà la maîtrise sur 90% des batteries de voitures électriques, sachant que la batterie représente 50% du coût du véhicule. Ils nous ont disruptés sur ce marché. Nous consommons vert, sobre, écologique, mais avant tout nous consommons chinois. Cela n'ira pas sans conséquences géopolitiques : nous nous situons à l'aube d'une ruée vers les métaux rares, qui seront au XXIème siècle ce que le pétrole a été au XXème. Nous ne pressentons pas la violence du monde qui vient. C'est un autre mythe de la transition écologique qui saute, celui d'une géopolitique mondiale apaisée autour des enjeux de développement durable. Il va y avoir, au contraire, une multiplication des fronts pour obtenir du minerai. On parle déjà d'aller chercher les métaux rares sous la mer, et également dans l'espace, dans les astéroïdes - Barack Obama a fait passer une loi allant dans ce sens en 2015.
"Nos villes intelligentes, nos écocités et nos écoquartiers sont pour ainsi dire 'made in China'."
Batiactu : Un récent rapport de la Banque mondiale a pointé cette problématique [lire notre article ici]. Cela tend-il à prouver qu'une prise de conscience a lieu ?
Guillaume Pitron : Ce rapport est une véritable bombe, et devrait être sur la table de chevet de tous les chefs d'État, ce qui est loin d'être le cas. Je cite également un rapport d'Olivier Vidal, chercheur au CNRS, qui dit qu'à capacité de production électrique équivalente, "les infrastructures éoliennes nécessitent jusqu'à quinze fois davantage de béton, quatre-vingt dix fois plus d'aluminium et cinquante fois plus de fer, de cuivre et de verre" que les installations utilisant des combustibles traditionnels. A-t-on vraiment établi l'analyse du cycle de vie de ces nouvelles solutions technologiques ? Est-on sûr que la transition énergétique sera si écologique ? Pour vous en faire une idée, je vous rappelle par exemple que la purification de chaque tonne de terres rares [un groupe de métaux rares parmi les plus convoités, NDLR] requiert l'utilisation d'au moins 200 mètres cube d'une eau qui, au passage, va se charger d'acides et de métaux lourds. Que faire de tous les déchets suscités par l'excavation de ces matières premières ? Il faut imaginer que pour chaque écoquartier qui est ouvert, vous avez l'équivalent d'une petite montagne de déchets pollués à gérer.
"Nous devons rouvrir des mines en France."
Batiactu : Quelles solutions proposez-vous pour remédier à cette état de fait inquiétant ?
Guillaume Pitron : Nous devons rouvrir des mines en France, un pays qui a des ressources exceptionnelles dans ce domaine. Nous devons le faire pour assurer notre indépendance par rapport à la Chine. Par ailleurs, ces minerais seraient extraits de manière plus écologique si cela avait lieu ici plutôt que là-bas. Enfin, cela nous permettrait d'avoir sous les yeux le coût réel de notre sobriété énergétique. Je sais qu'Emmanuel Macron y est favorable, ainsi que l'était Arnaud Montebourg lorsqu'il était ministre du Redressement productif.
Batiactu : Dans le secteur du bâtiment, en France, des réflexions sont menées par rapport à l'analyse du cycle de vie des bâtiments. Vont-elles assez loin ?
Guillaume Pitron : Je me demande si elles prennent vraiment en compte l'extraction et les transports des matières premières. Vous vous dites qu'un écoquartier est propre parce qu'au moment où vous l'utilisez, vous consommez moins. Mais avez-vous pensé aux milliers de kilomètres parcourus par les métaux rares pour finir dans la technologie embarquée de votre quartier connecté ou de votre voiture électrique ? Les réseaux intelligents, les maisons connectées, les compteurs de type Gazpar ou Linky, cela veut aller dans le sens d'une plus grande sobriété énergétique. Mais le bilan global écologique n'est pas forcément positif. Les objets connectés génèrent de la donnée, et cette donnée doit être traitée informatiquement. Tout cela a aussi un coût écologique. Pour rappel, l'Ademe a chiffré que les dix milliards d'e-mails envoyés chaque heure à travers le monde représentaient l'équivalent de la production électrique de quinze centrales nucléaires sur la même durée.
"Il faut complètement déconstruire cette idée d'une énergie produite et consommée localement."
Batiactu : Quel retours avez-vous des pouvoirs publics ou d'associations écologistes quand vous leur exposez votre thèse ?
Guillaume Pitron : Malheureusement, quand vous avez un secteur économique qui représente des milliards d'euros, un monde politique qui le soutient car cela représente de la croissance, des emplois, et en plus de cela un message politique qui porte auprès d'un certain électorat, vous avez à faire à un rouleau compresseur ! Il n'y a plus de débat possible. Personne n'a intérêt à ce que ces vérités sortent. Il y a ceux qui restent naïfs et de bonne foi, et ceux qui font volontairement de la rétention d'informations. A tous les échelons de la chaîne industrielle, il vaut mieux ne rien dire. Beaucoup d'écologistes s'intéressent à ce que je leur dis, mais ils ne tiennent pas compte de la question des mines : cela ne fait pas partie de leur référentiel. Il faut pourtant complètement déconstruire cette idée d'une énergie produite et consommée localement dans des quartiers écolo, réservés aux classes sociales les plus aisées. J'ai été visiter de colossales zones d'extraction minière, dans le Sud de la Chine. De nombreux habitants aux alentours souffrent de cancer du fait de la poussière dégagée. Des eaux polluées sont relâchées dans la nature et contaminent des régions entières. Voici le bas-monde de la transition énergétique, loin de l'image d'Épinal que l'on souhaite nous en donner.
D'après la Commission européenne, la Chine produit 67% du germanium, 84% du tungstène, 95% des terres rares. La République démocratique du Congo produit 64% du cobalt, l'Afrique du Sud 83% du platine de l'iridium et du ruthénium, le Brésil 90% du niobium, et les Etats-Unis 90% du béryllium.