PROSPECTIVE. L'urbanisation mondiale va s'accélérer au cours du siècle. Afin de préparer les villes au climat de demain, le climatologue Jean Jouzel livre ses réflexions, à la fois sur l'impact du réchauffement climatique sur la construction, mais également sur sa réciproque.
A l'occasion d'une réunion de Cobaty Paris-Seine, le paléo-climatologue français Jean Jouzel a été invité par son président, Paul-François Luciani, à s'exprimer sur les liens qui existent entre réchauffement global et acte de construire. Son intervention a porté à la fois sur l'impact du changement climatique sur la façon de bâtir mais également sur l'impact de la filière construction sur le climat. "Nous sommes tous concernés", a-t-il lancé en introduction.
La prise de conscience de l'influence de l'activité humaine sur le climat remonte aux années 1970-1980, établissant un lien entre concentration de gaz carbonique et température moyenne observée. De ce constat, validé par une expertise collective publiée en 1990 par le tout nouveau GIEC (groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) est née l'idée de stabiliser la concentration des gaz à effet de serre dans l'atmosphère en diminuant les émissions à un niveau équivalent à ce que la végétation et les océans peuvent fixer de façon naturelle. "L'effet de serre est d'abord lié à la vapeur d'eau, mais il faut comprendre que plus l'océan est chaud, plus il y a de vapeur. Or, on parle de réchauffement global mais 93 % de cette chaleur va dans l'océan et seulement 1 % réchauffe l'atmosphère… Le problème est donc celui de l'augmentation de la température des mers", relate le scientifique. Concernant l'effet de serre, l'augmentation constatée ces dernières décennies est principalement liée à la hausse de la teneur en CO2 : "Il est responsable des trois-quarts de cette augmentation. Suivent le méthane, dont la concentration a été multipliée par 2,5, et le protoxyde d'azote". L'expert annonce : "Une immense part du réchauffement - 95 % - est liée aux activités humaines, bien au-delà de l'activité solaire, volcanique ou de la variabilité naturelle".
L'urbanisation consommera la moitié de la facture CO2 autorisée
Parmi les activités les plus émettrices de dioxyde de carbone, Jean Jouzel liste : l'énergie (35 %), l'agriculture (24 %), l'industrie (21 %)… et le bâtiment (6,4 %). Le GIEC a envisagé deux scénarios, "Emetteur" d'un côté, se basant sur une poursuite des émissions au niveau mondial, et "Sobre" de l'autre, envisageant leur réduction et maintenant le réchauffement global à +2 °C. Le climatologue est formel : "Au rythme actuel de 40 milliards de tonnes de CO2 par an, il reste 20 à 25 ans d'émissions avant qu'il ne soit trop tard, soit 800 Mrds de tonnes en tout. Mais l'urbanisation va s'accélérer et il est estimé que la population des villes atteindra les 5,6 à 7,1 milliards d'habitants en 2050. Or, la construction seule de ces villes, sans même parler de production d'énergie pour y vivre, émettra déjà 470 Mrds de tonnes, soit plus de la moitié du grand total à consommer ! Il faut donc changer de mode de construction. Et mieux rénover".
"Il faut désinvestir des fossiles sauf à mettre en marche le piégeage/stockage de CO2"
Le scientifique espère que le secteur de la construction parviendra à réduire ses émissions de CO2 de -20 % d'ici à 2030 et de -30 % d'ici à 2050. De même, la part des renouvelables devrait augmenter, pour atteindre les 50 % à la moitié du siècle. Pour y arriver, le climatologue se fait économiste : "Il faut modifier les flux d'investissement. Le montant estimé est de 600 à 700 Mrds de dollars par an, ce qui peut sembler colossal. Mais l'OCDE donne 550 Mrds $ par an en soutien aux énergies fossiles, c'est donc que c'est possible. Ce n'est pas la ruine de l'économie". Jean Jouzel enfonce le clou : "Il faut désinvestir des fossiles sauf à mettre en marche le piégeage/stockage de CO2, avec des aspects technologiques à résoudre. Et surtout, il faut donner un prix au carbone, c'est très clair". Faut de mécanisme d'incitation, la décarbonation de l'économie ne se fera donc pas.
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Quelles conséquences si rien n'est fait ?
Et les conséquences seront lourdes. "Si rien n'est fait, il est possible que la température soit 4 ou 5 °C supérieure à la fin du siècle, et même de 6 à 8 °C en deux siècles", déclare le spécialiste. Une situation qui mènera à l'acidification des océans par le CO2, entraînant la mort des récifs coralliens, et à la survenue d'événements climatiques extrêmes : sécheresses et canicules en été, précipitations et inondations en hiver, cyclones plus violents… Des phénomènes naturels qui entraîneront à leur tour des problèmes à l'agriculture, à la santé des populations et à l'environnement avec des pollutions plus difficiles à résoudre. D'où des famines et des déplacements de population, estimés entre 100 et 250 millions de personnes. La hausse inéluctable du niveau des mers se poursuivra, au rythme de 3 mm par an, pour atteindre près d'un mètre à la fin du 21e siècle. "Le gonflement des terrains en argile a déjà des effets importants sur les bâtiments, avec l'apparition de fissures. Le débit des rivières augmentera en raison de précipitations extrêmes en hiver, alors qu'en été les pluies se feront plus rares entraînant des feux de forêts, ce qui posera problème sur le pourtour méditerranéen", prophétise Jean Jouzel. Un scénario d'anticipation bien sombre qu'il faut à tout prix éviter en s'attachant à suivre une trajectoire plus sobre. Les conclusions du climatologue sont pessimistes : "Même si les engagements de l'accord de Paris sont tenus, nous serons tout de même au-dessus des +2 °C fatidiques, avec une température moyenne à +3 ou +3,5 °C à la fin du siècle. Alors avec Trump à la Maison Blanche… Le retrait des Etats-Unis romprait la dynamique engagée au moment même où il faudrait relever l'ambition globale". Le défi de la transition est encore loin d'être relevé.